Pédagogie de l’échec mise en scène Pierre Notte

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Pédagogie de l’échec, texte et mise en scène de Pierre Notte, au théâtre Les Déchargeurs, interroge avec férocité  et humour le monde du travail. (voir l’interview vidéo de Pierre Notte pour M La Scène)

Confinés avant l’heure

Ecrite en 2014, bien avant les différents confinements, Pédagogie de l’échec résonne pourtant grandement avec ce que nous avons vécu. Une catastrophe a eu lieu, peut-être un tremblement de terre. Des immeubles flambant neufs, il ne reste rien. Tout s’est effondré, à l’exception, au septième étage d’une tour, d’un bureau. Dans celui-ci, une cadre et un subalterne ont survécu. Face au gouffre qui les encercle et qui les empêche de trouver un quelconque échappatoire, les deux individus sont contraints de perpétuer ce qui leur semble alors essentiel : travailler. Confinés avant l’heure, sans espoir de retour à la normale, les deux salariés de l’entreprise, vont chercher à remplir, « quoiqu’il en coûte » , le vide qui pourrait les submerger. Tâches stériles, vexations, humiliations, agressivité, violence psychique et physique vont venir combler le néant qui les menace. 

Pour Pierre Notte, « le monde du travail peut se montrer féroce, abominable, atroce, un espace où toutes les frustrations s’exercent, où se réunissent les angoisses qui, tout d’un coup, émergent » . La pièce, bien qu’elle ait été écrite avant l’épisode pandémique et l’isolement généralisé, fait néanmoins écho avec ce que nous avons vécu. Car, comme l’indique Pierre Notte, cette situation a révélé que l’ « on peut continuer, malgré tout, à avoir besoin de travailler, de produire du travail, même si le travail peut devenir absolument vain. On s’en est rendu compte. A quel point nous avons été « non essentiels ». A quel point le travail est devenu un espace de nécessité absolue. Pour tenir… Nous étions, nous-mêmes, dans le besoin viscéral de travailler. » Entre nécessité de faire et absurdité à effectuer ce qui n’a plus de sens, la tension et la violence ne peuvent que naître. 

 Au bord du gouffre

La mise en scène, encore une fois, de Pierre Notte est extrêmement précise, millimétrée. Le lieu de la représentation, une petite salle avec deux portes en fond de scène, exige de la rigueur. Mais, d’autres contraintes ont été ajoutées. Sur le plateau, des lignes rouges délimitent les chemins praticables. Hors de ces zones repérables, ce sont les fractures imaginaires du sol qui s’ouvrent sur des béances. Pour les acteurs ( Caroline Marchetti, Franck Duarte), les astreintes dans les déplacements sont réelles. Au delà des lignes, le danger existe. Celui de dépasser, de ne pas respecter les marques. Métaphoriquement, entre les personnages qui sont au bord du gouffre et les comédiens qui doivent s’en tenir aux tracés et ne pas les franchir, l’oppression est partagée. 

Dans la direction d’acteurs, Pierre Notte a travaillé la disjonction entre ce qui est dit et ce qui est joué. La gestuelle des comédiens est traitée volontairement de façon non réaliste. Tels des automates, leurs mouvements paraissent souvent suspendus. Leurs poses évoquent la retenue, le carcan intérieur, alors que les propos traduisent sans équivoque l’agressivité qui les anime. Même lorsque la violence est à son comble -stylo enfoncé comme un poignard dans la cuisse- , les corps réagissent hors de toute attente réaliste. Cette dichotomie entre la situation et la manière dont elle est jouée, nourrit à la fois l’effroi et le rire.

« Se tuer à la tâche »

Le texte de Pédagogie de l’échec fait la part belle aux signifiants, tels que les entendait Lacan. Les mots prononcés ont une forte portée symbolique. La pièce commence, par exemple, sur la phrase « Qu’est-ce que c’est que cette petite tache jaune ? » Le reproche inaugural pointe l’insignifiant, le ridicule. Mais, cette remarque induit dans l’instant, les relations de domination qui vont s’exercer entre les deux personnages. Entre la « tache« , la salissure pointée du doigt et la « tâche »  qui définit le travail à effectuer, la relation acoustique n’est pas anodine. D’autant que plus loin, la responsable raillera ceux « qui se tuent à la tâche » –  « Ça fait du bien de rire un peu » , dit-elle.- Ironie morbide et réjouissante, puisque les deux uniques survivants de l’entreprise vont s’efforcer de travailler et de s’entre-tuer plus tard.

On pourrait également relever la connivence phonique entre les verbes « signer »  et « saigner » . D’autant que c’est par un stylo planté dans la cuisse de sa directrice que l’assistant la fera souffrir et provoquera un début d’hémorragie. Aux jeux de mots et de maux organisés par l’auteur, personne n’est gagnant.

Jeu de pouvoir

Franck Duarte et Caroline Marchetti incarnent ces deux individus qui s’affrontent dans une lutte perverse et stérile. Caroline Marchetti, qu’on avait découverte dans Les Couteaux dans le dos, mis en scène par Pierre Notte, en 2019, aux Déchargeurs, confirme sa forte présence et son potentiel comique. Le couple qu’elle forme avec Franck Duarte fonctionne parfaitement. A l’autoritarisme sadique de l’un répond la sourde et imprévisible violence de l’autre Leur interprétation est à la hauteur du texte.

On regrettera juste que la lumière, ce jour-là, pour des raisons techniques, n’ait pu apporter un peu plus de relief et d’étrange étrangeté au spectacle.


Huis clos implacable et irrésistible, Pédagogie de l’échec, mis en scène par Pierre Notte, questionne avec une acuité corrosive les rapports inhumains qui régissent le monde du travail. ♥♥♥♡♡


INTERVIEW DE PIERRE NOTTE PAR MARIE-LAURE BARBAUD POUR M LA SCÈNE

Pédagogie de l’échec

au Théâtre Les Déchargeurs

Texte, mise en scène Pierre Notte
édité à L’Avant-Scène théâtre
Lumières Antonio de Carvalho

Jeu Franck Duarte, Caroline Marchetti

Théâtre – Salle Vicky Messica – jours de représentation: Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi

Du 03/11/2021 au 27/11/2021

Durée: 1h10

Pierre Notte


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