Critique Rohtko

mise en scène Łukasz Twarkowski

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Rothko Łukasz Twarkowski
© Artūrs Pavlovs

Rohtko, du metteur en scène Łukasz Twarkowski interroge la marchandisation de l’art et les relations ambigües qui peuvent lier une oeuvre originale à ses copies. La virtuosité du travail vidéo et celle de la recherche chromatique impressionnent.

Rohtko vs Rothko

Le titre du spectacle annonce la couleur. A une lettre près, le nom du peintre Mark Rothko a été  imperceptiblement et volontairement transformé. Ce n’est plus l’original qui s’affiche, mais celui d’un avatar. De sa peinture, de copies et des faux réalisés portant sa signature, il sera question.

Mark Rothko, de son vrai nom Marcus Rothkowitz, naît en Lettonie. Il émigre très tôt aux Etats-Unis avec sa famille. En 1940, pour gommer la consonance hébraïque de son nom, il l’américanise. C’est sous ce patronyme qu’il devient célèbre. Fer de lance de l’expressionnisme abstrait dans sa dimension gestuelle, comme Jackson Pollock et chromatique ainsi que Barnett Newman, ses « multiforms »  fascinent. Les aplats rectangulaires frappent par leurs couleurs lumineuses. Le jaune, le rouge, l’oranger, le bleu, le violet et le noir, vers la fin de sa vie, semblent léviter sur la toile. Mark Rothko, malade et dépressif, se suicide. La valeur de ses tableaux s’envole sur le marché de l’art alors que l’artiste refusait de devenir un peintre « de musée « .

Lukasz Twarkowski dans Rohtko s’intéresse à un fait divers qui a bouleversé le monde de l’art. Un tableau de Mark Rothko, Untitled, vendu à Domenico De Sole, le président de Sotheby’s, par la galerie Knoedler en 2004, pour 8,3 millions de dollars, était en réalité un faux réalisé par un chinois Pei-Shen Qian. Par delà l’affaire, il s’agit de s’interroger sur la valeur d’une oeuvre.

Les experts, les particuliers, chacun s’est extasié sur la beauté du tableau attribué à Rothko. Cependant, une fois la  duperie démasquée et le scandale établi, si le faux a perdu sa valeur marchande, perd-il sa valeur artistique et son potentiel d’émotions qu’il avait pourtant acquis précédemment lorsqu’on le croyait vrai ?

La richesse du dispositif  

Rohtko, mis en scène par Lukasz Twarkowski, se distingue par la richesse du dispositif scénique et visuel. Sur le plateau, le spectateur, au début, ne découvre qu’une guérite de chantier. Deux percées rectangulaires, l’une horizontale et l’autre verticale, ménagent des ouvertures dans la tôle bleutée. Deux personnages paraissent oeuvrer dans l’habitacle teinté de lumière jaune. Ce ne sont pourtant que les protagonistes d’une vidéo qui passe et repasse. Sur un autre écran, posé de biais, l’image d’un livreur Wolt, muni d’un sac isotherme va d’un écran à l’autre, en répétant les mêmes gestes.

Bientôt, l’image prend corps. Le livreur se présente : « Je suis Artūrs. Je joue l’acteur qui se tient devant vous » .  Symbole de l’ubérisation de la société, c’est lui qui introduit les questions qui  irriguent tout le spectacle. A savoir, la valeur marchande de notre relation à l’art, celle de la copie face à l’original, celle du faux au regard du vrai. A partir de là, le décor, manié à vue, n’aura de cesse de changer, de se déplacer, de se transformer. Deux larges boites se meuvent sur le plateau en fonction des scènes. La guérite, qui s’avère être une cuisine sommaire tenue par un couple asiatique, suit le mouvement, tandis que, le plateau tourne à plusieurs reprises, en réorganisant son architecture.

Le motif du restaurant asiatique est récurrent: guérite ou salle évoquant celui de Mister Chow, à New York, où se réunissait les artistes d’avant-garde, comme Basquiat ou Warhol. A de nombreuses reprises, les scènes prennent place dans cet endroit, qui est dupliqué à l’identique, d’une boite à l’autre. Cet ancrage dans le restaurant dénonce explicitement la consommation de l’art à l’instar d’une marchandise. Une scène, bien trop longue, est éloquente. L’acteur Juris Bartkevičs, étonnant sosie de Rothko, l’énonce clairement : il ne peut digérer qu’on lui propose d’accrocher ses oeuvres dans le restaurant Four Seasons. Ulcéré, il ne peut rien avaler et hurle qu’il leur coupera l’appétit.

La multiplicité des cadres

Les scènes, qui se déroulent sur le plateau, sont doublées et multipliées par les caméras. Ce qui est cadré en direct est projeté sur un très large écran suspendu. Semblablement à des tableaux, le décor et les images, reproduisent à l’envi, des formes rectangulaires. La mise en abyme se multiplie au sein même des boites, par des ouvertures, des écrans de télévisions ou la forme des aquariums.

Le magnifique travail sur les lumières (Eugenijus Sabaliauskas) renforce l’impression de se trouver dans l’univers chromatique des peintures de Marc Rothko. Un rouge flamboyant irradie souvent l’intérieur des cadres. Dans les derniers tableaux, le blanc de la chambre à coucher ou celui  du musée s’oppose au noir, celui de la dernière période du peintre américain.

A l’intérieur de ses boites mouvantes, les acteurs, à la maîtrise parfaite, traqués par les caméras, se livrent à un véritable ballet parfaitement millimétré. Dans le décor constitué d’une profondeur multiple, l’extrême virtuosité de la mise en scène de Łukasz Twarkowski et celle de la vidéo (Jakub Lech) permettent de créer des scènes en miroir qui se déroulent dans un même espace-temps, en simultané, visibles sur des écrans différents.

A ce titre, la chorégraphie des déplacements et des plans, juste avant l’entracte, est de toute beauté. Accompagné par la chanson envoutante d’Octave Noire, « Un nouveau monde » , qui reste longtemps dans la tête, le ballet époustouflant de précision des acteurs, des caméras et du décor mouvant est un moment magique. Du grand art ! Il est dommage, cependant, que le texte ne soit pas à la hauteur du travail visuel. Certains dialogues dans le restaurant, notamment dans la première partie, ne se distinguent pas par leur intérêt majeur.

La richesse de la création chromatique qui accompagne la virtuosité du travail visuel dans Rohtko, mis en scène par Łukasz Twarkowski, rend indéniablement hommage à la peinture originale de Marc Rothko. Une façon de toucher, par le spectacle vivant, à l’émotion que l’on doit ressentir face à une oeuvre, quelle que soit sa valeur dite « marchande » .

Les LM (Elle aime) de M La Scène : LMMMMM


 

Rohtko

Berthier 17e

31 janvier – 9 février 2024

texte et dramaturgie Anka Herbut
mise en scène Łukasz Twarkowski

avec Juris Bartkevičs, Kaspars Dumburs, Ērika Eglija-Grāvele, Yan Huang, Andrzej Jakubczyk, Rēzija Kalniņa, Katarzyna Osipuk, Artūrs Skrastiņš, Mārtiņš Upenieks, Vita Vārpiņa, Toms Veličko, Xiaochen Wang

scénographie Fabien Lédé
vidéo Jakub Lech
chorégraphie Pawel Sakowicz
musique Lubomir Grzelak
costumes Svenja Gassen
lumière Eugenijus Sabaliauskas
assistants à la mise en scène Mārtiņš Gūtmanis, Diāna Kaijaka, Adam Zduńczyk
assistante à la dramaturgie Linda Šterna
assistant aux costumes Bastian Stein
opérateurs caméra/vidéo Arturs Gruzdiņš, Jonatans Goba
régisseuse général Indra Laure


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