Critique Dans la mesure de l’impossible

mise en scène Tiago Rodrigues

3 279

Dans la mesure de l’impossible, mis en scène par Tiago Rodrigues donne voix à des témoignages d’humanitaires. Quatre acteurs, impressionnants de présence, livrent une parole qui se forge sur les ruines et le sang d’une histoire impossible qui, pourtant, continue à claudiquer.

Je vous ai parlé en impossible

Sur le plateau, une tente écrue, telle un grand chapiteau, semble en attente d’être dressée. Les filins qui la retiennent sont accrochés, en avant scène, de chaque côté, à deux structures métalliques. Destiné à être manié à vue par les acteurs, chaque câble, isolé des autres, est solidement amarré à son support en bois. La très belle scénographie conçue par Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury ne cessera de transformer l’image première. Tente, caverne, montagne, hôpital de fortune, dune, désert, forêt, linceul, les images se créent à la faveur d’un ou deux cordages que les comédiens actionnent. 

Mais la métaphore inaugurale demeure. Entre la scène et le théâtre de guerre, le dialogue va avoir lieu. C’est sur le plateau, et sous le chapiteau d’un monde en mouvement, que la parole va être adressée. Dans la mesure de l’impossible est bâti à partir de témoignages de personnes travaillant dans l’humanitaire. Chacune d’entre elles a accepté que son histoire, que ses « anecdotes » , deviennent le matériau d’une pièce. Tiago Rodrigues, par la frontalité affichée de sa mise en scène, revendique dès le début une parole adressée au spectateur. Celui-ci, salle éclairée au début, devient un double du metteur en scène. C’est au public que les acteurs, interprétant les humanitaires, s’adressent et livrent une partie de ce qu’ils ont vécu sur le terrain.

« Offrir du possible à l’impossible »

Dans la mesure de l’impossible, le titre choisi par Tiago Rogrigues est programmatique. Il pose à lui seul déjà la complexité de l’humanitaire. L’expression connue « dans la mesure du possible »  renvoie au positif, à une volonté, celle de tendre à accomplir une tâche. Détournée, liée au mot « impossible » , la locution donne à voir les limites de l’action et l’aléatoire de l’entreprise. Autant que faire ne se peut pas. Dans une zone de conflit ou de guerre, l’impossible règne. Les femmes ou hommes engagés sur le terrain ne peuvent que composer avec le hasard, le danger et l’inhumain.

Ceux qui sont partis, le coeur en bandoulière, « offrir du possible à l’impossible » , racontent leur déconvenue, le désarroi, l’horreur et la peur. En terrain de guerre, les bonnes intentions ne valent pas cher. Vouloir faire le bien ne constitue pas un sauve conduit. Chacun des témoignages révèle son lot d’espoir et d’horreur. Sans jamais tomber dans un pathos larmoyant, une juste distance permet aux acteurs de livrer ces témoignages avec dignité. Alternant l’anglais, le français, le portugais et parfois, le russe ou l’espagnol, les quatre comédiens,  Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop construisent une polyphonie intense. Profondément ancrés dans le sol, leurs corps induisent une présence rivée au monde.

Chanter le désespoir

L’un des moments les plus forts est sans nul doute, le déplacement au ralenti du quatuor dans une longue diagonale, tandis que Beatriz Brás chante Medo d’Alain Oulman d’après un poème de Reinado Ferreira. Dire qu’elle chante est un euphémisme. Sa voix puissante s’élève et emplit le théâtre de ses accents déchirants. Un cri mélodieux et profond de solitude et de peur. Le corps frêle de la comédienne se transfigure. La plainte saisit et bouleverse. Ce moment d’émotion est si étourdissant qu’on aurait aimé qu’il marque la fin du spectacle.

Tiago Rodrigues choisit de faire entendre un autre témoignage et de laisser le mot de la fin à la musique de Gabriel Ferrandini dont la composition accompagne en direct toute la pièce. La batterie, les cymbales, prolongent la voix et la présence des acteurs. Dans un cercle, que reproduit le gong doré suspendu près des percussions, le musicien devient l’écho des battements sourds d’un monde déserté qui vibre encore.


Le spectacle a été choisi pour remplacer « Les Émigrants » de Krystian Lupa, qui n’a pu être programmé au Festival d’Avignon cette année. Digne et bouleversant, Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues, ne peut que toucher.

Les LM de M La Scène : LMMMMM


Dans la mesure de l’impossible

77e édition du Festival d’Avignon

texte et mise en scène Tiago Rodrigues

avec Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop et Gabriel Ferrandini (musicien)

traduction Thomas Resendes
scénographie Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury
composition musicale Gabriel Ferrandini
lumière Rui Monteiro
son Pedro Costa
collaboration artistique, costumes Magda Bizarro
assistanat à la mise en scène Lisa Como, Renata Antonante


Spectacle vu en 2022,

dans le cadre de la saison France-Portugal
avec le Festival d’Automne à Paris

 

Vous souhaitez lire une autre critique de M La Scène sur une mise en scène de Tiago Rodrigues ? Celle-ci pourrait vous intéresser : Critique La Cerisaie en ouverture du Festival d’Avignon.

laissez un commentaire

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies. Accepter En savoir plus