Critique Le Voyage dans l’Est
mise en scène Stanislas Nordey
Stanislas Nordey porte sur scène les mots sans concession de Christine Angot et propose un Voyage dans l’Est, limpide et puissant, où la parole traque et dissèque les mécanismes de l’horreur. Comment reconstituer ce qui est advenu : l’inceste d’un père sur sa fille et le poids du silence de ceux qui ont détourné le regard ? Cécile Brune et la jeune Carla Audebaud, qui interprètent la narratrice à des âges différents, touchent et captivent.
Disséquer les mécanismes de l’horreur
Vingt-deux ans après L’Inceste paru chez en Stock, 1999, Le Voyage dans l’Est de Christine Angot poursuit l’investigation, pour disséquer les mécanismes de l’horreur. Il s’agit d’un « roman » , ainsi que l’autrice le définit, bien que la narratrice se prénomme Christine et que le patronyme du père soit « Pierre Angot » .
Dans cet ouvrage sans concession, la plongée dans le passé s’effectue à la lumière du présent. La mémoire traque le réel et ses traces encore douloureuses et vivaces. Christine, l’héroïne, a treize ans quand elle voit son père. pour la première fois. Celui-ci est un bourgeois cultivé et en vue. Il travaille à Strasbourg, au Conseil de l’Europe, et se targue de parler une trentaine de langues. Marié et père d’autres enfants, il accepte de la reconnaître. Mais, dès la première rencontre, il s’avance vers elle et l’embrasse sur la bouche. « Le mot inceste s’est immédiatement formé dans ma tête. J’ai pensé en me le formulant – Tiens, ça m’arrive à moi, ça! ? » écrit la narratrice.
A la violence des actes répond la violence des mots. « Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L’Isère, l’anus. La fellation, c’est venu tôt. » L’emprise du père est totale. Si absolue, que des années plus tard, Christine, devenue femme, qui espère encore des relations normales avec son père, succombe, à nouveau, à son impérieuse perversité. Parce qu’elle « fait partie de la famille » , mais qu’il ne la nomme jamais « sa fille » l’homme la soumet à son autorité et s’autorise le pire. A travers le récit du crime, Le Voyage dans l’Est apparaît comme le lieu où l’écriture permet d’accéder à la vérité des faits, de reprendre le dessus sur les lâchetés de l’entourage et d’envisager une liberté reconquise.
L’absolue sobriété
La représentation débute par les images d’une femme – Christine à soixante ans, interprétée par Cécile Brune – projetées sur un large écran rectangulaire suspendu en hauteur. Elle est assise dans un train. Son visage, en gros plan, légèrement de trois quart, s’affiche, tandis que par la vitre défile le paysage. Le titre du roman Le Voyage dans l’Est s’inscrit en lettres blanches en surimpression. Programmatique, cette entrée en matière, semble évoquer un voyage intérieur. L‘Est désigne une direction mais le verbe être conjugué, « est » , se dessine en creux. Voyager dans l’Est, c’est aussi parcourir ce qui « est » et a été.
La mise en scène radicale de Stanislas Nordey s’inscrit dans la scénographie fortement architecturée d’ Emmanuel Clolus. La boite, légèrement surélevée par rapport aux plateau, aux murs mobiles, offre un perspective fuyante. Sa configuration évoque celle d’un ouvrage de l’urbaniste Le Corbusier. On imagine le Conseil de l’Europe, les chambres d’hôtel, l’ordonnancement aveugle de la famille, mais aussi le carcan froid et vicieux dans lequel l’enfant va être enfermée. Sur l’ensemble de la structure, des signes -prémices foisonnants d’une écriture à venir – s’affichent.
A cette architecture austère, qui se défait au fur et à mesure de la représentation, répond la géométrie des lumières (Stéphanie Daniel). Dans un premier temps, elles dessinent, au sol, le cercle familial rêvé. Celui de l’enfant qui idéalise la rencontre avec le père. Les autres figures, carrées ou rectangulaires, ne feront que s’en écarter.
La justesse de l’interprétation
Les accords d’un piano (Barbara Dang) rythment les différentes séquences du récit. Des frappes dissonantes en marquent le début et la fin. Sur l’écran, des noms de lieux ancrent les faits dans le réel : LA FORÊT, où le père touche sa cuisse; REIMS, où il sort de la salle de bain, sexe en érection, LE TOUQUET où il s’accroupit et commente la forme de sa vulve, PARIS, où il « reste au bord » et accepte de ne pas la déflorer… L’écriture crue reconstruit méticuleusement la photographie du souvenir.
Parallèlement, la mise en scène au cordeau de Stanislas Nordey organise les déplacements des acteurs dans la plus grande sobriété. Aucun geste déplacé, aucune illustration facile, ne vient affaiblir la force de la parole. La matière hybride des supports – vidéo, images et textes projetés, voix off, musique – , s’inscrit dans la même tenue. La gestuelle du père, interprété par Pierre-François Garel, est à ce titre éclairante. Sa perversité, la menace qu’il représente pour l’enfant, se traduisent dans le corps de l’acteur par une totale maîtrise du mouvement. Le comédien s’approche en cela d’un automate. Ses postures parfois précieuses, contraintes, traduisent à la fois la friction entre l’être déviant et le paraître de l’homme respectable, comme son insensibilité profonde.
Cécile Brune, qui incarne la narratrice d’aujourd’hui, porte le texte avec une impressionnante justesse. Le spectateur est tout entier attaché à sa voix. La jeune Carla Audebaud, à qui revient la tâche de faire vivre le désarroi de Christine de treize à vingt-cinq ans, est une révélation. Par son visage, filmé en gros plan, et par sa diction parfois chuintante, se lisent la fragilité enfantine, les ravages de l’emprise, la violence de l’inceste. Il est, de ce fait, dommage que vers la fin certaines scènes s’étirent trop et appesantissent l’ensemble.
Le Voyage dans l’Est, mis en scène par Stanislas Nordey , par son épure formelle, restitue toute la force de l’écriture de Christine Angot. Sur le plateau se déploie la parole d’une femme, victime des viols de son père et du silence assourdissant des adultes censés la protéger. L’évidence éclate, la réparation n’est jamais possible.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Le Voyage dans l’Est
Théâtre des Amandiers Nanterre
1 — 15 mars 2024
Cécile Brune
Claude Duparfait
Pierre-François Garel
Charline Grand
Moanda Daddy Kamono
Julie Moreau