Critique La Loi du marcheur

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Au Théâtre de la Bastille, Nicolas Bouchaud reprend La Loi du marcheur. Basé sur le film documentaire Itinéraire d’un ciné-fils, retraçant les entretiens que Regis Debray avait eus avec Serge Daney, avant que celui-ci ne meure, le spectacle est un hymne au cinéma, à l’enfance et à l’intelligence.

Nicolas Bouchaud Loi du Marcheur
© Brigitte Enguérand

Ce film qui nous regarde

Il est des spectacles qui touchent particulièrement. A pas feutrés, ils marchent vers nous et nous rencontrent. Ils réactivent, sans qu’on s’y attende, des souvenirs, des images oubliées. Celles de l’enfance. La Loi du marcheur, mis en scène par Eric Didry, est de ceux-là.

Du plus loin que je me souvienne, mon père, comme Serge Daney était un ciné-fils. Un temps, il avait gravité dans le cercle de François Truffaut. C’était avant qu’une tumeur au cerveau et qu’une trépanation, ne l’en écartent et ne le désespèrent de pouvoir en faire partie. La maladie avait laissé des séquelles. La légèreté était partie, mais l’amour du cinéma était resté. Et pour mon père, il était important que je devienne sa ciné-fille.

Dans la ville où nous habitions, un bâtiment à deux étages, au début de la rue principale, se transformait, une fois par mois, en cinéma d’art et d’essai. C’est là que mon père m’amenait. Il faisait souvent nuit quand nous sortions. Nous remontions, alors, la rue qui longeait la voie ferrée et nous parlions du film que nous avions vu. Quand nous arrivions à l’appartement, ma mère dormait déjà. Il ne fallait pas faire de bruit. Cela faisait partie du jeu.

Des films, nous en avons vus beaucoup. Des classiques. Pas mal en noir et blanc. Fritz Lang, Docteur Mabuse, Métropolis. Charles Laughton, La Nuit du chasseur. Georges Cukor, Hantise. Alfred Hitchcock, La maison du Docteur Edwardes, Fenêtre sur cour… Parfois, c’était des films de science-fiction. Byron Haskin, La Guerre des mondes. Ishirō Honda, Godzilla. Et puis, des westerns. John Ford, La Prisonnière du désert. L’Homme qui tua Liberty Valance. Fred Zinnemann, Le train sifflera trois fois.

Et forcément, Howard Hawks, Rio Bravo.

Le coup de pied dans le crachoir

Le premier article de Serge Daney, célèbre critique des Cahiers du Cinéma, portait sur Rio Bravo. Dans le film documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin , Itinéraire d’un ciné-fils, qui lui est consacré, Serge Daney évoque le western de Hawks en ces termes :  « c’est le premier film sur lequel j’ai écrit dans ma vie. C’est mon premier article. C’est resté toute ma vie un film de chevet. Un film dont je peux parler des heures, parce que ce film m’a accompagné. Voilà un film qui m’a regardé, qui m’a vu, moi, comme j’étais, adolescent, et qui en savait long sur moi, bien plus long que je ne croyais savoir sur lui.  »

Lorsque Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit et Eric Didry ont élaboré le projet de s’emparer de la parole de Serge Daney pour monter La Loi du marcheur, les images de Rio Bravo se sont imposées pour accompagner ce qui était dit sur scène. Sur l’écran, légèrement en biais, qui occupe le fond de scène, des extraits de Rio Bravo sont projetés. notamment, la scène inaugurale du western qui a marqué tant de cinéphiles.

Pas de grandes étendues balayées par un vent chaud, mais, un homme hésitant qui entre dans un saloon. Ce cow-boy, un alcoolique visiblement en manque, est joué par Dean Martin. Il s’apprête à plonger sa main dans un crachoir pour récupérer la pièce jetée par un sale type, qui lui permettrait de boire. Le coup de pied magistral de John Wayne évite à l’ivrogne la honte dont il ne se relèverait pas. Scène culte qui est comme un miroir tendu à tout enfant ou adolescent qui se construit. Le crachoir ou le coup de pied. Le mal ou le bien. L’avilissement ou la fraternité.

Un passeur rêvé 

Sur le plateau, Nicolas Bouchaud, seul en scène, est un passeur rêvé. Il donne vie aux mots de Serge Daney, en restitue leur passionnante musique et leur écho profondément moderne. Il dépeint avec clarté la vision particulière de  celui qui se voyait comme un habitant du monde et non d’une société. Le comédien parvient également à ranimer l’étincelle de l’enfance.

Par la mise en scène habile d’Eric Didry, le comédien construit une porosité ludique entre les projections sur l’écran et la réalité du plateau. D’abord, spectateur, Nicolas Bouchaud s’intègre dans des extraits du film. La différence d’échelle crée des instants à la fois drôles et touchants. La silhouette de l’acteur se cache ainsi derrière un poteau de Rio Bravo ou se retrouve encadrée par les deux corps monumentaux de Dean Martin et de John Wayne.

A l’instar d’un enfant qui aime à rejouer son film préféré, dont il serait le héros, le comédien reprend chacun des gestes des protagonistes. La bande-son défile, les coups de feu éclatent. L’acteur roule sur lui-même, se jette au sol pour les éviter. A un moment, Nicolas Bouchaud attrape un micro et, muni d’un petit enregistreur musical, reprend la chanson mythique que Dean Martin fredonne accompagné de Ricky Nelson, dans la prison. A un autre, par un effet de montage sonore, le comédien usurpe les répliques de John Wayne et c’est à lui que la belle Angie Dickinson s’adresse. Instants de grâce, à chaque fois, où se réaffirme la magie du cinéma.

 

Dans La Loi du marcheur, Nicolas Bouchaud construit une complicité joyeuse avec le public. Le plaisir du jeu ne se dément pas pendant les presque deux heures de la représentation.

Les LM de M La Scène : LMMMMM

LA LOI DU MARCHEUR

03 mai > 29 mai

Un projet de Nicolas Bouchaud d’après Serge Daney – Itinéraire d’un ciné-fils, entretiens réalisés par Régis Debray, un film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin 
Mise en scène Éric Didry 
Avec Nicolas Bouchaud 
Collaboration artistique Véronique Timsit 
Lumière Philippe Berthomé 
Scénographie Élise Capdenat 
Son Manuel Coursin 
Régie générale Ronan Cahoreau-Gallier 
Vidéo Romain Tanguy et Quentin Vigier 
Stagiaires Margaux Eskenazi et Hawa Kone

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