Critique Corde. raide
mise en scène Cédric Gourmelon
Au Théâtre de la Tempête, Cédric Gourmelon met en scène Corde. raide, un texte de debbie tucker green, dans une nouvelle traduction. La pièce de l’autrice britannique évacue l’intrigue au profit d’une lutte intense entre les mots. Au cœur du combat, l’écoute réelle de la souffrance et la mise en question d’une justice possiblement uberisée (Voir l’interview vidéo de Cédric Gourmelon par Marie-Laure Barbaud, M La Scène).
Sur le fil
Corde. raide met en scène, dans un futur indéterminé, trois personnages. Anonymes, ils ne portent que des numéros, Un ( Frédérique Loliée) et Deux (Quentin Raymond) apparaissent comme des employés zélés d’une entreprise chargée d’accompagner une victime dans un choix crucial. Face à eux, se tient Trois (Lætitia Lalle Bi Benie), une femme victime d’un crime terrible qui a bouleversé à jamais sa vie et celle de sa famille. Sur le fil, se joue une partition ténue entre les tenants d’une bureaucratie qui se veut bienveillante et la femme qui affronte, seule, yeux ouverts, la souffrance et le poids de la vengeance.
Trois ans ont été nécessaires à Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier, et Kelly Rivière pour assurer la traduction de la quatrième pièce de debbie tucker green. Travail d’orfèvre pour restituer ce qui fait la singularité de l’écriture de l’autrice britannique : son rythme, son phrasé, son âpre musicalité. La critique anglaise reconnaît debbie tucker green comme une dramaturge majeure de la scène contemporaine. Opinion partagée par Cédric Gourmelon qui voit en elle « une des plus grandes autrices des prochaines années » .
La traduction est à saluer. Le choix du titre, à lui seul, en révèle la difficulté. En anglais, la pièce s’intitule « Hang » . Par sa syllabe, sèche, ramassée, le mot renvoie sans équivoque à la décision prise par le personnage de Trois : « pendre » celui qui a commis le crime. La tension dramatique, désamorcée quant à un hypothétique suspens, se déplace. L’intrigue est ailleurs. Dans l’affrontement entre deux paroles. L’une calibrée, administrative, qui ne peut aller jusqu’au bout de sa logique absurde. L’autre, celle de la souffrance, qui finit par parvenir à dire avec force l’effondrement des vies après l’agression.
Une déshumanisation de la justice
Cédric Gourmelon place la scène dans un univers aseptisé, d’une banalité effrayante. L’ensemble ressemble à une vulgaire salle de réunion, un bureau lambda. Un tableau blanc sur le mur du fond, une table en métal au centre, d’autres retournées sur le côté, quelques chaises noires, un distributeur d’eau, constituent les éléments du décor. C’est dans cette boite immaculée et froide, éclairée par huit néons, que les agents administratifs de l’entreprise reçoivent le personnage meurtri de Trois.
Ce choix du réalisme scénique (Mathieu Lorry-Dupuy) souligne l’un des aspects les plus intéressants du texte de debbie tucker green : la mise en question d’une justice qui « s’ubériserait » . Ainsi que l’indique Cédric Gourmelon, l’autrice « parle d’un futur proche ou d’un présent parallèle » où chacun devient un « client » . Plus d’avocats, de justiciables ou de victimes, mais des numéros qui se doivent, soit d’appliquer, soit de suivre le protocole d’une entreprise. Une justice aux mains d’une Start Up. Dans un monde qui déresponsabilise la société et laisse le poids des décisions et de la culpabilité sur les victimes, se pose la question de l’équité.
Offrir un siège, un verre d’eau, demander si elle veut qu’on accroche son manteau, rappeler à la « cliente » qu’elle peut prendre son temps, sont autant d’étapes définies par un protocole, apprises et répétées en formation. La bienveillance standardisée révèle, de fait, l’impossibilité pour le système de comprendre le langage de la souffrance et d’accepter l’existence de véritables émotions humaines. Sous un apparent accompagnement empathique de la victime se cache mensonges et lâcheté.
Une partition exigeante
Frédérique Loliée et Quentin Raymond campent les agents de l’entreprise avec finesse. Figés, coincés, quasi robotiques parfois dans l’application de leur protocole, ils parviennent cependant à laisser poindre la gêne ressentie face à l’absurdité des procédures. Du décalage entre leur petit souci de porte-manteau et l’accompagnement formel de la victime naissent le ridicule et l’humour. Les phrases hachées qui ne peuvent se finir, les répétitions, et l’emploi de mots vidés de leur sens contribuent à faire entendre le décalage entre ces employés d’une prétendue justice et la réalité de la victime. Pour Un et Deux, les dysfonctionnements de la clim, c’est « l’enfer » . Pour Trois, l’enfer a été vécu et continue à l’être.
Lætitia Lalle Bi Benie interprète Trois. Tremblante, prostrée, la femme semble animée par une colère et une violence qui va s’exprimer au fil de la pièce. Tête basse, recroquevillée sous la douleur et le poids du choix qu’elle sait devoir assumer, la comédienne crache des bouts de mots. Comme si ces bribes de questions étaient un arrachement. Puis, le personnage prend l’ascendant sur les deux autres au point de les forcer également à quitter leur langage formaté.
Les passages en rupture où Lætitia Lalle Bi Benie parle avec douceur, comme dans un murmure, en se tournant vers le public sont particulièrement réussis. En revanche, certains échanges semblaient forcés, et demanderaient un petit ajustement. A n’en pas douter, l’écriture de debbie tucker green, où les paroles se chevauchent, où elles restent « hang » , « suspendues » , nécessitent un rythme exigeant, tenu à l’extrême, afin qu’elles s’accordent dans la partition voulue.
La dernière image, choisie par Cédric Gourmelon, fait sens. Dans un rayon de lumière qui s’amenuise, la victime, seule, désemparée, à nouveau prostrée, face à la lettre du coupable, révèle l’échec total du processus juridique qui a été engagé et suivi.
Corde.raide, de debbie tucker green, mise en scène par Cédric Gourmelon, est une pièce aiguë où le langage devient un lieu de combat pour questionner une justice qui ne serait plus qu’une machine à bâillonner et asservir l’humain.
CORDE. RAIDE
texte debbie tucker green
traduction Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier, Kelly Rivière
mise en scène Cédric Gourmelon
avec Lætitia Lalle Bi Benie, Frédérique Loliée, Quentin Raymond
scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
son Julien Lamorille
lumières Erwan Orhon
costumes Cidalia Da Costa
régie générale M’hammed Marzouk
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