Les Démons mise en scène Guy Cassiers
Guy Cassiers monte Les Démons d’après le roman foisonnant de Fiodor Dostoïevski à la Comédie française. Le metteur en scène flamand offre une scénographie impressionnante où la vidéo nourrit la dramaturgie du plateau.
La beauté des démons
Les Démons, le roman foisonnant de Dostoïevski semble animé par un mouvement inexorable vers la destruction et la mort. Dans une bourgade de Russie, à la fin du XIXe siècle, un projet d’attentat révolutionnaire agite en secret certains conspirateurs. Il s’agit d’en finir avec l’ordre ancien, celui des pères et de créer une société nouvelle, où les fils désoeuvrés auraient enfin un rôle. A la noblesse de province qui a fait son temps, s’opposent de pseudos intellectuels adeptes du nihilisme. Pour eux, c’est par le meurtre et l’assassinat de masse que l’on pourra assurer le bonheur du peuple. Menés par un être froid et calculateur, ces hommes tueront l’un des leurs, le seul qui portait un peu d’espoir. Portrait au vitriol d’une Sainte Russie qui ne croit plus à rien, Les Démons, s’organise comme une lente descente aux enfers.
A la Comédie-Française, Guy Cassiers propose une adaptation du texte signée Erwin Mortier. On évitera de parler de certaines traductions comme « avoir les chocottes« . Le metteur en scène flamand place la vidéo au centre de son travail. Le parti pris scénique, particulièrement réussi, met l’image au coeur de la dramaturgie. Miroirs, écrans, parois de verre, projections, tableaux vivants, dressent les contours d’un monde où tout est séduction mensongère. Les démons sont intérieurs et à l’oeuvre. Pourtant, les caméras qui filment les personnages en direct, projettent sur de larges surfaces, leurs images fascinantes.
Déconstruire l’illusion
Dès les premières minutes du spectacle, le réel est mis à mal. Un rideau transparent se lève. Il laisse deviner la présence d’un petit orchestre à cordes en fond de scène. La musique commence. Quand elle s’arrête, certains spectateurs ne peuvent s’empêcher d’applaudir. Mais, il ne s’agit que de faux-semblants. Les musiciens ne sont pas présents sur scène. Les séquences ont été filmées précédemment. Ces ombres « holographiques » ont créé une réalité qui n’existait pas.
La mise en scène millimétrée de Guy Cassiers joue à créer l’illusion et à la déconstruire dans le même temps. Sans cesse, une double réalité est proposée. Sur le plateau, les acteurs ne se parlent pas directement. Leur placement dans l’espace est volontairement éclaté. La réalité physique de la scène est celle d’un monde totalement vide de liens.
Pourtant, sur les trois grands écrans suspendus, le simulacre est total. Les caméras créent l’artifice d’un dialogue entre les personnages, celui d’un échange qui aurait lieu face à face. Travaillé par les lumières magnifiques de Fabiana Picioli, chaque écran devient une peinture attrayante. Un portrait flatteur mais qui n’est juste qu’une construction virtuelle. A l’intérieur de ces cadres, les personnages prisonniers, ne peuvent se toucher. C’est par un subterfuge visuel qu’ils y parviennent. Deux comédiens de l’académie de la Comédie-Française fabriquent l’image d’un lien entre les écrans. Habillés de noir, ils portent une manche assortie au costume de chacun des protagonistes. C’est eux qui prennent la main tendue, eux qui touchent l’épaule. Le factice crée l’illusion d’un contact.
Le défi du plateau
Ce défi du plateau, où le placement est primordial, est relevé haut la main par les comédiens de la Comédie-Française. Dominique Blanc et Hervé Pierre incarnent avec finesse les représentants de l’ancien monde voué à mourir. Ils parviennent à faire ressentir l’attachement souterrain qui relie leurs personnages. A la fin, Varvara Pétrovna Stavroguina et Stépane Trofimovitch Verkhovenski se retrouvent. Au crépuscule de leurs vies, les barrières sociales paraissent abolies. La propriétaire terrienne et le professeur peuvent se toucher « réellement ». Ce rapprochement donne lieu à une scène d’une grande tendresse.
Face à eux, on retiendra l’incarnation fiévreuse de Suliane Brahim (Maria Timoféievna Lébiadkina), le beau visage désemparé de Jennifer Decker (Lizavéta Nikolaïevna Touchina) et l’interprétation inquiétante de Christophe Montenez (Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine). Chacun des comédiens fait exister de façon vibrante ses démons intérieurs.
Le plateau devient au cours de la représentation un espace réinvesti par le corps des acteurs. Dans un monde où les images, où les anciennes icônes ont disparu, ne restent que les ombres morbides des conspirateurs et futurs assassins. La violence et le meurtre n’ont plus d’obstacles à leur réalisation. La scène de l’incendie ( sublime scénographie de Tim Van Steenbergen ) reste longtemps dans les mémoires. L’image ultime, en noir et blanc, des visages en gros plan, possède la force expressionniste de celles du film de Sergueï Eisenstein, Le cuirassé Potemkine.
Les Démons de Fiodor Dostoïevski, mis en scène par Guy Cassiers à La Comédie Française, est un spectacle à voir absolument.♥♥♥♥♡
Les Démons de Fiodor Dostoïevski
Mise en scène : Guy Cassiers
avec Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Jennifer Decker, Clément Bresson, Claïna Clavaron, et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, Emma Laristan.
Adaptation : Erwin Mortier
Traduction : Marie Hooghe
Dramaturgie : Erwin Jans
Scénographie et costumes : Tim Van Steenbergen
Lumières : Fabiana Piccioli
Vidéo : Bram Delafonteyne
Son : Jeroen Kenens
Séquences filmées: Mickaël Godard (violon), Aymeric Jean-Lechner (violon), Clément Bodeur-Crémieux (alto), Gilles Le Saux (violoncelle) et l’enfant Giacomo Rattenni.
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