Un Ennemi du peuple à l’Odéon : Jean-François Sivadier éclaire la pièce d’Henrik Ibsen d’un halo politique et cynique. Ecologie, pouvoir, démocratie, volonté du peuple, lanceur d’alerte, autant de thématiques qui interrogent notre présent.
Tomas Stockmann, un nouveau lanceur d’alerte ?
Figure centrale de la pièce d’Ibsen, le docteur Tomas Stockmann, directeur de la station thermale de sa ville natale, découvre que les eaux destinées à soigner, sont polluées par les rejets toxiques des tanneries de la ville et par les marécages de la région. Le médecin rédige alors un article dans lequel il prouve que ces eaux propagent la fièvre, la dysenterie et le typhus. Lanceur d’alerte avant l’heure, celui-ci « révèle de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit ».
Mais « ce sombre précurseur » pour reprendre l’expression des sociologues Francis Chateauraynaud et Didier Torny, devient « un ennemi du peuple ». Son frère qui est le préfet de la ville, les journalistes, les petits propriétaires et l’ensemble de la population, vont bientôt le rejeter et le honnir. L’argent, la corruption, les intérêts des possédants, le chantage au maintien de l’emploi, auront raison de la vérité mais pas de la fougue dénonciatrice de Tomas Stockmann. Licencié, ruiné, soutenu néanmoins par sa famille proche, l’atrabilaire finit par clamer à la fin de la pièce « L’homme le plus fort du monde est l’homme le plus seul. »
Le public au banc des accusés
Jean-François Sivadier laisse entendre les aspects les plus noirs du texte d’Ibsen en s’appuyant sur la force de ses interprètes. Le couple Vincent Guédon, Nicolas Bouchaud qu’on avait aimé dans son Dom Juan s’affronte à nouveau. Vincent Guédon campe un préfet intéressé, au cynisme froid. Face à lui, Nicolas Bouchaud, fait vivre les terribles ambiguïtés de Tomas Stockmann. Tout à la fois, naïf, honnête, sincère, orgueilleux, méprisant, agressif, le comédien irradie de sa présence électrique le plateau.
L’acmé de la pièce intervient à la fin de l’acte IV. Lors d’une allocution devant « le peuple » de la ville, micros à la main, les comédiens, en meeting politique, combattent pour arracher l’adhésion de ceux qui les écoutent. Le public devient le peuple chargé de désigner « l’ennemi ». L‘adresse devient accusation et insulte. Dans la violence et l’excès, la réalité du moment vécu et l’exercice théâtral sont mis en question. Ceux que l’on traite de « veaux » vont-ils finalement se lever pour défendre leur accusateur ? Au delà de l’homme exécrable qui insulte, la cause qu’il défend est juste. L’assemblée, ce soir-là, s’est levée, majoritairement.
La très belle scénographie ( Christian Tirole, Jean-François Sivadier) appuie la déchéance du personnage. L’élément liquide souligne le propos. Au début, les murs de la villa cousue, en toiles plastifiées, laissent entrevoir des espaliers. Métaphore de l’eau polluée qui s’écoule de la montagne. Tandis qu’une petite fontaine distille ironiquement un son cristallin. A la fin, la demeure de celui qui est devenu « un ennemi du peuple » est détruite. Des sacs plastiques remplis d’eau tombent des cintres dans un fracas grondant. De quel anéantissement s’agit-il ? De celui du docteur, de celui de la ville qui refuse la vérité, ou du nôtre qui restons assis et n’agissons pas face à un désastre annoncé ?
Les tentations du comique
Un ennemi du peuple mis en scène par Jean-François Sivadier flirte aussi avec le comique. Certaines approches fonctionnent, notamment le travail sur les ridicules des personnages. A ce titre, le phrasé de Stephen Butel, porte-parole des petits propriétaires de la ville fait mouche.
Cependant, d’autres choix sont plus discutables. Les entrées commentées à jardin sont des ajouts censés être drôles mais elles ralentissent souvent l’action. L’une, très longue, se passe dans le noir. Ces entrées excluent une grande partie de la salle. Ceux qui ne sont pas à l’orchestre. Donc, ne sont ni audibles, ni visibles. Enfin, l’une d’entre elles, est l’occasion d’aller chercher un spectateur pour qu’il devienne figurant de la scène qui va se jouer sur le plateau. Ce choix pose la question de la facilité et de la séduction du public qu’il s’agit pourtant plus tard de mettre en accusation.
A voir jusqu’au 15 juin à L’Odéon-Théâtre de l’Europe
Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen, traduit par Eloi Recoing paru chez Acte Sud-Papiers.
mise en scène Jean-François Sivadier
collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
avec
Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon