Difficultés du projet de rénovation du Théâtre des Amandiers Nanterre : un cas singulier ?

© Edouard Garnier
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La Chambre Régionale des Comptes d’Ile-de-France a publié le 3 octobre 2025 son rapport d’observations définitives sur la rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre.

Les Amandiers de Nanterre : un théâtre prestigieux mais vieillissant

Un projet culturel singulier

Le rapport d’audit-flash sur la rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre revient sur l’histoire de ce prestigieux établissement, premier théâtre labellisé « centre dramatique national » en 1971, une des quinze scènes nationales qui a pour singularité d’être le seul théâtre de cette envergure qui ne soit pas situé dans un centre-ville, mais en banlieue. Le Théâtre des Amandiers-Nanterre a entre autres vu se succéder au poste de directeur :

  • Pierre Debauche, un des pionniers de la décentralisation théâtrale en France, qui a fondé le théâtre des Amandiers à Nanterre et en a assuré la direction jusqu’en 1974 ;
  • Patrice Chereau qui l’a dirigé de 1982 à 1990, et dont la direction marque un moment de fort rayonnement pour la salle avec l’association du théâtre des Amandiers à une compagnie et un projet artistique ambitieux ;

  • Jean-Pierre Vincent, directeur de l’établissement de 1990 à 2001, intervenu à une période de stabilisation et de développement de l’institution ;

  • Jean-Louis Martinelli, de 2002 et jusqu’à 2013, qui a apporté une dimension contemporaine au théâtre des Amandiers, marquant une nouvelle phase ;

  • Philippe Quesne qui a assuré la direction, d’abord en co-direction avec Nathalie Vimeux de 2014 à 2016, puis seul jusqu’à décembre 2020. C’est sous sa direction qu’a été initié le projet de rénovation du Théâtre des Amandiers ;
  • Christophe Rauck qui a pris ses fonctions en janvier 2021 et incarne la période actuelle de l’établissement, avec une vision engagée sur le territoire.

Un impérieux besoin de rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre

La décision de rénover le Théâtre Nanterre-Amandiers découle d’un ensemble de raisons techniques, fonctionnelles et stratégiques majeures visant à garantir la pérennité juridique et technique de l’exploitation, identifiées dès le milieu des années 2010 et confirmées par plusieurs rapports (Ville de Nanterre, Département des Hauts-de-Seine, État et Théâtre) :

  • L’obsolescence du bâtiment construit en 1976 et restructuré en 1987 sous Patrice Chéreau, qui présentait une usure structurelle importante (réseaux techniques dégradés, problèmes d’étanchéité, isolation thermique et phonique insuffisantes) ;
  • La non-conformité aux normes de sécurité et de performance des équipements culturels contemporains et des installations électriques et scéniques ;

  • L’obsolescence et l’écart de performance des systèmes de chauffage, ventilation et climatisation avec les enjeux énergétiques actuels ;

  • La non-conformité aux normes ERP (établissements recevant du public) ni aux obligations d’accessibilité universelle (personnes à mobilité réduite) ;

  • Enfin, la non-conformité du dispositif de sécurité incendie et de désenfumage nécessitant une remise à niveau complète.

Projet de reconstruction partielle visant à doter le théâtre d’un outil contemporain et durable à la hauteur de sa mission nationale, la rénovation avait pour objectifs :

  • Une reconfiguration des volumes scéniques intégrant des outils numériques et multimédias pour répondre aux exigences des créations contemporaines ;
  • L’amélioration de l’accueil et du confort du public en créant un hall élargi, de nouveaux foyers et un parcours spectateur repensé afin de faire du théâtre un véritable lieu de vie culturelle ;
  • La réduction de la  consommation énergétique et des émissions de gaz à effet de serre par une mise en conformité avec les normes de haute qualité environnementale ;
  • La refondation d’un projet culturel autour d’une programmation pluridisciplinaire, d’une meilleure intégration urbaine et d’un outil renouvelé.

L’audit-flash de la Chambre régionale des comptes

C’est en raison d’un dépassement important du coût de cet important projet de réhabilitation et de transformation du CDN que la Chambre régionale des comptes d’Île-de-France a diligenté un audit flash. Pour l’organisme de contrôle : « les surcoûts importants constatés résultent d’aléas de chantiers et d’aléas conjoncturels significatifs, d’un projet initial ambitieux et complexe, et de plusieurs défaillances dans la conduite de l’opération« . Rappelons que les locaux du Théâtre des Amandiers appartiennent à la commune de Nanterre qui est maître d’ouvrage du chantier de rénovation et dont le maire, Raphaël Adam, a contesté les conclusions du rapport, éléments contradictoires à l’appui. Des procédures sont par ailleurs engagées devant la juridiction pénale pour atteinte à la liberté d’un marché public, à l’encontre de l’ancien maire de Nanterre, Patrick Jarry, mettant en cause l’attribution du marché  de réhabilitation et de transformation au cabinet d’architectes Snøhetta, au détriment de l’agence Blond & Roux et d’autres architectes. La Cour administrative d’appel de Versailles a quant à elle condamné la ville de Nanterre à verser plus de 360 000 euros aux plaignants, sans pour autant prononcer l’annulation ou, à défaut, la résiliation du marché public de maîtrise d’œuvre conclu le 21 novembre 2018 entre la commune de Nanterre et le groupement Snøhetta.

Principaux constats de la Chambre régionale des comptes

La Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France constate :

  • Une dérive financière avec des coûts en janvier 2025 en progression de +71% par rapport à l’évaluation faite en 2019 en phase d’avant-projet sommaire et de +38% (42 M€ HT) au regard de l’estimation faite à l’issue des phases d’études ;
  • Un financement assuré par l’État, la région d’Île-de-France, le département des Hauts-de-Seine, et la commune de Nanterre, à hauteur de 41 M€ en juillet 2021, porté à 50 M€ en janvier 2025, avec la difficulté pour la commune de Nanterre à réunir les financements complémentaires nécessaires ;
  • Une conduite de projet complexifiée par le départ en cours de chantier d’importants acteurs : assistance à maîtrise d’ouvrage programmiste, directeur du théâtre et une partie des équipes ;
  • Des aléas conjoncturels rencontrés sur de très nombreux projets qui ont aggravé la situation : COVID, inflation, faillites, etc.

Chiffres-clés sur le projet de rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre

La juridiction financière déconcentrée de la Cour des comptes, dont les missions sont de contrôler la gestion des collectivités locales, de vérifier la régularité des comptes, et de juger les comptables publics locaux à l’échelle de la région Ile-de-France a publié les chiffres-clés du projet de rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre :

Chiffres-clés rénovation théâtre des Amandiers
© Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France

 

Projets de rénovation d’institutions culturelles : une tendance récurrente à la dérive des coûts

Des sources d’information limitées

En l’absence de statistiques officielles consolidées, M La Scène a compilé les données de projets de rénovation communiquées par les médias :

Sur cette base, les projet de rénovation de théâtres et de musées municipaux connaitraient :

  • Un surcoût moyen de 29 % à 33 % selon l’hypothèse retenue pour Carnavalet ;

  • Avec une médiane de 28 % à 38 %.

L’ordre de grandeur à retenir est un surcoût moyen d’environ 30 % sur des rénovations d’institutions culturelles (hors « méga-chantiers »), avec une dispersion élevée selon la complexité patrimoniale et les aléas techniques. Sont bien évidemment être mis à part part les grands projets nationaux qui présentent des dérives bien supérieures ! Citons l’exemple du Grand Palais : de 236 M€ (2010) à 466 M€ à 541 M€ selon les périmètres, soit environ +98 % à +129 % (Sources 2018 : Rapport d’enquête publique unique préalable à la déclaration de projet emportant la mise en compatibilité du plan local d’urbanisme de la ville de Paris, Bureau Veritas).

Capitalisation des enseignements sur les projets de rénovation de théâtres

Les études et rapports (Cour des comptes, Chambres régionales des comptes, inspections générales de la culture) montrent une récurrence de surcoûts importants dans les projets de rénovation de théâtres et de scènes nationales à l’instar du chantier de rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre. Ces dérives ne relèvent pas de causes isolées mais de facteurs structurels communs.

Causes récurrentes

La plupart des projets étudiés par M La Scène conjuguent plusieurs des facteurs suivants :

  • Une sous-évaluation initiale du coût global :
    Les estimations préliminaires sont souvent fondées sur des études sommaires, sans prise en compte des contraintes patrimoniales, techniques (acoustique, scénographie, mise aux normes Établissement Recevant du Public ERP) et environnementales ;
  • Des modifications en cours de chantier :
    Les ajustements architecturaux ou techniques décidés après le lancement des travaux entraînent des avenants successifs et une inflation rapide du coût final ;
  • Une défaillance de la maîtrise d’ouvrage :
    Les collectivités ou établissements publics porteurs manquent souvent de compétences internes en ingénierie culturelle et en gestion de projets complexes ;
  • Une multiplicité des financeurs :
    L’imbrication État–collectivités–établissement provoque des retards d’arbitrage, une dilution des responsabilités et des hausses liées à la révision des contributions ;

  • Un allongement des délais :
    Les chantiers dépassent fréquemment les prévisions de plusieurs années (procédures, fouilles archéologiques, révision des marchés), générant des coûts supplémentaires de maîtrise d’œuvre et de coordination ;

  • Un manque de contrôle budgétaire en cours d’exécution :
    Les outils de suivi sont insuffisants, et la gouvernance des projets ne permet pas de décisions rapides en cas de dérive.

Conséquences observées

M La Scène observe les caractéristiques communes à plusieurs projets :

  • Des surcoûts moyens compris entre 25 % et 40 %, parfois plus sur les opérations patrimoniales (ex. Grand Palais, Comédie-Française, Théâtre de la Ville, Nanterre-Amandiers) ;
  • Un allongement de la durée des chantiers de 1 à 3 ans au-delà du calendrier initial ;
  • Un déséquilibre de la programmation et des financements des structures pendant les travaux (perte de recettes, fragilité du modèle économique) ;
  • Une crédibilité affaiblie des porteurs de projets auprès des tutelles et des partenaires publics.

Enseignements généraux

M La Scène retient comme enseignements que :

  • Les dérives budgétaires sont structurellement liées à un déficit de préparation et de pilotage, non à une fatalité technique ;

  • Les projets de rénovation nécessitent une phase d’études approfondie préalable, intégrant diagnostic complet du bâti, contraintes de sécurité, scénographie et coûts d’exploitation futurs ;

  • La réussite dépend d’une maîtrise d’ouvrage professionnelle et continue, capable de dialoguer à niveau égal avec les architectes et entreprises ;

  • Une gouvernance resserrée et transparente (comité de pilotage restreint, reporting financier trimestriel, validation systématique des avenants) pour limiter les dérapages ;

  • L’intégration précoce de la maîtrise d’usage (direction du théâtre, techniciens, artistes) pour réduire les révisions coûteuses en cours de chantier ;

  • Enfin, la réévaluation périodique des enveloppes à chaque étape (étude, APS, APD, PRO) et la constitution de marges financières réalistes (10–15 %) constituent des garanties essentielles.

Les recommandations de M La Scène

Au vu de l’ensemble des constats relatés, en tant que média culturel indépendant engagé, M La Scène préconise 4 axes d’amélioration prioritaires  :

  1. Renforcer les compétences des maîtres d’ouvrage culturels en ingénierie de projet et gestion des risques ;

  2. Généraliser l’audit de faisabilité indépendant avant tout engagement définitif ;

  3. Mettre en place un cadre national de suivi des grands travaux culturels, inspiré des dispositifs de contrôle des infrastructures de transport ;

  4. Publier systématiquement les bilans financiers des opérations pour alimenter le retour d’expérience.

 

Les dérives financières des projets de rénovation de théâtres résultent d’un enchaînement classique auquel n’a pas échappé le projet de rénovation du Théâtre des Amandiers de Nanterre d’après la Chambre régionale des comptes : sous-évaluation initiale, complexité technique et faiblesse du pilotage notamment. Indépendamment des aléas qui viennent perturber le déroulement des projets (Covid, renchérissement des coûts de la main d’œuvre et des matériaux, faillites, etc.), l’enseignement majeur est que, sauf à être réduit à systématiquement constater des dérives financières a posteriori, un projet de rénovation ne doit pas être conduit comme une simple opération immobilière : il exige une gouvernance professionnelle, un cadrage budgétaire rigoureux et une anticipation constante des risques techniques et organisationnels permettant non pas de les supprimer totalement mais tout au moins de les atténuer voire de les contenir. Des savoir-faire spécifiques dont doivent s’entourer les maîtres d’ouvrage tout au long des projets.