
Au Petit Odéon, lieu mythique récemment ressuscité par la volonté de Julien Gosselin, le nouveau directeur du Théâtre de l’Europe, Marie-José Malis présente Pallaksch Pallaksch ! #2 . Le titre de ce deuxième opus, à l’instar du premier, surgit comme un mot d’ordre. Une exclamation vigoureuse pour désigner la recherche d’un langage scénique affranchi des cadres, cherchant sa propre nécessité. Ce travail s’inspire ici d’une pantomime, Le Voile de Pierrette, écrite par Arthur Schnitzler. Loin de la légèreté insouciante de la Commedia dell Arte, la pièce ausculte l’amour, la mort, l’illusion. Et enjoint le corps à devoir dire l’indicible.
Pallaksch Pallaksch ! #2 : le corps et l’indicible
Arthur Schnitzler, médecin et auteur autrichien de la fin du XIXème siècle, pose très tôt un œil critique sur la société de son temps. Contemporain de Freud, son quasi double à Vienne, il partage avec lui une obsession : débusquer ce que l’on tait. Il dissèque ce que la société refoule. La sexualité, la mort, les non-dits, l’antisémitisme, l’hypocrisie bourgeoise, rien ne résiste à son examen clinique. Les réactions ne se font pas attendre. Ses œuvres, notamment La Ronde, sa pièce la plus connue, déclenchent scandales, censures et insultes.
La pantomime, Le Voile de Pierrette , publiée en 1910, met en scène des personnages issus de la Commedia dell Arte. Ainsi voit-on principalement Pierrette ( figure de Colombine), Pierrot et Arlequin, occuper le plateau. L’histoire semble classique, celle d’un trio amoureux. Pourtant, la pantomime est tragique. Pierrot aime Pierrette. Celle-ci doit cependant épouser Arlequin. La jeune femme s’enfuit de la noce pour rejoindre son amant. Elle porte avec elle une fiole de poison. La mort, seul recours à leur amour impossible, doit les unir. Pierrot boit, mais au dernier moment, Pierrette n’accomplit pas le geste ultime qu’elle avait pourtant proposé. La jeune femme choisit de revenir dans le giron d’Arlequin, celui des conventions, du mariage, de la brutalité. Une façon également de choisir le parti de la vie, quitte à en affronter sa violence et à en subir ses contre-coups chaotiques.
Le silence et le corps comme langage scénique
En choisissant de ressusciter cette pantomime méconnue de Schnitzler, Marie-José Malis fait le pari exigeant d’un théâtre du corps. Le silence et la gestuelle deviennent une matière dramatique à part entière. Dans Pallaksch Pallaksch! #2, l’absence de mots acquiert une densité : celle du désir contenu, de l’attente douloureuse, du renoncement. Gestes, lumières et musique composent un univers sensible où il s’agit de donner à entendre et à voir l’indicible. La figure de Pierrot, mélancolique et repliée, cristallise un désarroi existentiel. Pierrette, voilée et muette, acquiert, elle, une dimension allégorique, celle d’une parole empêchée, d’un désir étouffé par les conventions et le destin.
La mise en scène enrichit ainsi le texte originel d’une symbolique puissante. Le geste, le rythme, la tension physique deviennent les vecteurs d’une intériorité tourmentée, inscrivant l’émotion dans le silence vibrant et l’attente suspendue. Le voile, loin d’être un simple accessoire, se fait métaphore tangible de la séparation entre l’intime et le visible. Le contraste des couleurs, le blanc, le noir, le gant abandonné près de la gerbe de blé, le poison proposé : autant de signes qui tissent une trame symbolique dense, prolongée par le mutisme des voix.
Pulsions de vie et de mort se chevauchent. Les corps torturés grimacent de ne pouvoir exprimer ce qui les traverse. Parfois des râles ou des grognements leur échappent, tentative dérisoire et pathétique pour communiquer leur souffrance. Parfois encore, les volets de bois se ferment avec fracas. Comme si, seul, ce chaos sonore pouvait traduire la colère ou le douleur qui les submergent. A un seul moment la parole est retrouvée. Une phrase est prononcée. Par Arlequin. Elle choque. Elle rappelle une blague sinistre et vulgaire qui court sur les internets, où mort, handicap, sexualité se mêlent. Une façon d’interroger l’humanité et notre façon de communiquer ?
Une radicalité esthétique à double tranchant
Certains choix de mise en scène accentuent encore cette lecture tragique. Le retrait de la calotte blanche révélant une calotte noire, condense la dualité du personnage de Pierrot. Apparence et vérité, rôle social et désespoir intime, cohabitent au sein d’un même personnage. Plus radical encore, le dispositif du voile traîné au sol par un véhicule radio-commandé, lors de la venue de Pierrette, matérialise l’échec annoncé de l’élan vers la liberté. Les personnages semblent réduits au statut d’objets, jouets d’un mécanisme extérieur, social ou symbolique. Ils n’ont aucune maîtrise sur leur destin. Les conventions sont en marche. Trainant le voile qui recouvre les aspirations au libre-arbitre.
Marie-José Malis choisit également des comédiens solides (Juan Crespillo, Olivier Horeau et en alternance Isabel Oed et Sylvia Etcheto) qui ont passé la cinquantaine pour interpréter le trio. L’âge des comédiens rompt avec l’image attachée aux personnages de la Commedia Dell Arte tels qu’on se les imagine. Comme avec celle des amants tragiques Pyrame et Thisbé ou Roméo et Juliette, que le voile ou le poison convoquent forcément dans l’imaginaire du spectateur. Mourir à quinze ans ou quand une grande partie de sa vie est déjà accomplie, n’est peut-être pas chargé de la même intensité. De même, les déplacements et les danses semblent-ils parfois plus lourds.
Ainsi, le spectacle oscille-t-il entre la contemplation plastique et la tension dramatique attendue, créant parfois une distance qui retient l’émotion. La modernisation assumée de la pantomime, proche d’une esthétique de Regietheater, fait de cette adaptation à la fois sa force et sa limite. Elle révèle avec acuité les fractures de l’âme, mais s’éloigne de l’équilibre subtil cher à Schnitzler. Reste un spectacle audacieux, exigeant, qui propose moins une communion émotionnelle qu’une méditation lente et obsédante sur le désir, la séparation et l’invisible. Une expérience à accepter pour ce qu’elle est : un pari risqué, parfois intriguant.
Pallaksch Pallaksch ! #2 de Marie-José Malis s’impose ainsi comme une expérience âpre et exigeante, où le corps devient l’ultime dépositaire du sens. Une traversée troublante, qui confirme la radicalité d’une recherche scénique refusant toute consolation.
Les M de M La Scène : MMMMM
Pallaksch Pallaksch! #2
Le Voile de Pierrette, pantomime
(Pièces élémentaires)
une adaptation du Voile de Pierrette d’Arthur Schnitzler
conception et mise en scène Marie-José Malis
création
Distribution
Avec Juan Crespillo, Olivier Horeau et en alternance Isabel Oed et Sylvia Etcheto
lumières Jessy Ducatillon
son Solal Mazeran
costumes Pascal Batigne
scénographie Adrien Marès, Jessy Ducatillon
production compagnie La llevantina
coproduction Odéon Théâtre de l’Europe, Comédie de Genève,
compagnie PallakschPallaksch, Théâtre du Beauvaisis — scène nationale












