Critique Léviathan
Mise en scène Lorraine de Sagazan

A l’Odéon, dans Léviathan, Lorraine de Sagazan s’attache à dévoiler l’absurdité brutale d’une justice expéditive. Sous le dais d’un chapiteau flamboyant, la chambre des comparutions immédiates devient le lieu d’un jeu de massacre.
Léviathan ou la justice monstre
En France, la justice pénale expéditive prend souvent le visage de la comparution immédiate. Cette procédure, censée offrir une réponse rapide aux délits, soulève aujourd’hui de vives interrogations. Juger un prévenu dès sa sortie de garde à vue, sans réel temps pour préparer sa défense, illustre une logique judiciaire centrée sur la répression. La sanction suit l’interpellation, sans qu’il y ait une véritable pause pour la réflexion et l’accompagnement. Pour Lorraine de Sagazan, cette mécanique semble désormais grippée. Elle échoue à réinsérer, alimente la récidive et ne freine en rien les violences.
Léviathan, un texte de Guillaume Poix, mis en scène par Lorraine de Sagazan, exacerbe les travers de cette procédure judiciaire afin d’en démontrer la brutalité et l’absurdité. Le titre chargé de sa puissante symbolique claque comme un avertissement. Né des profondeurs de la mythologie phénicienne, le Léviathan a d’abord été un monstre marin dévastateur, incarnation du chaos, repris ensuite dans la Bible comme symbole de menace et de fin du monde. Sa gueule béante hante les frontons des églises médiévales, représentant l’entrée des enfers. Ainsi placé, la bête terrifiante sert à dissuader les hommes de bousculer l’ordre établi par Dieu. Au XVIIe siècle, le philosophe anglais Thomas Hobbes en réactive le sens. Dans son ouvrage Le Léviathan, il l’associe à l’image d’un État tout-puissant, seul rempart contre la violence des hommes. Entre mythe apocalyptique et théorie politique, le Léviathan ne cesse d’incarner la peur et le contrôle.
Un espace scénique étonnant
La scénographie imaginée par Anouk Maugein revendique cet héritage notoire. La scène prend place sous le dais soyeux d’un chapiteau flamboyant. Le tissu aux couleurs chaudes, qui orne le plafond, est souple et mouvant. Il se gonfle parfois, laissant apparaître les contours d’une vaste fleur aux pétales délicats. Telle la chambre d’un palais médiéval, des lés capucine drapent les murs qui enserrent le plateau. Une ogive, en fond de scène, évoque à la fois l’arc d’une fenêtre et la voute gothique d’une cathédrale. C’est à cet endroit qu’apparaît la moitié supérieure de la gravure qui illustrait la première édition du livre de Thomas Hobbes « Le Leviathan » publié en 1651.
Cet espace n’en devient pas moins une ouverture sur le présent de la représentation. A quatre reprises, un compte à rebours s’y affiche. Celui de la durée octroyée pour le jugement de chacun des prévenus. Le décompte sinistre souligne l’urgence et la rapidité inhérentes aux procédures de comparutions immédiates. Ainsi que l’indique Lorraine de Sagazan : « La comparution dure une vingtaine de minutes (à Marseille récemment, des records de 6 minutes ont été atteints), aboutissant à un jugement qui, en dépit de la rapidité de son prononcé, n’est ni provisoire, ni accessoire. »
Le spectateur partage alors dans le réel de la représentation le temps concret et véridique assigné à chaque jugement. La sanction (« Quatre mois ferme » . « Douze mois ferme » ) aussitôt prononcée s’étale en lettres grasses également sur l’ogive. Ainsi, la scénographie ne se contente pas d’illustrer le propos. Elle incarne la tension entre l’apparat du théâtre et la brutalité froide d’une justice expéditive, plaçant le spectateur face à la violence du réel.
Le jeu de massacre
Le visage des prévenus ou des membres de la cour se projettent aussi parfois sur la fenêtre cintrée en ogive devenue écran. Gros plans sur des individus qui n’ont plus rien d’humain. La présidente, le procureur et les avocats portent des masques en résine. Leur gestuelle comme leur phrasé s’apparentent à celles d’automates. Actrice principale de cette pantomime, Victoria Quesnel, qui interprète la présidente, est saisissante. La folie semble la gagner au fil des comparutions. Sa diction comme ses gestes paraissent échapper à son contrôle. Dans le tourbillon de ces comparutions qui s’enchaînent, la mécanique s’enraye. Comme dans une comédie musicale dissonante, la magistrate dit ou chante ce qu’elle énonce sans aucune logique.
Quant aux prévenus, leurs visages disparaissent sous des masques de tissu. Anonymés, le jeune délinquant, le SDF ou la femme perdue (Jisca Kalvanda très touchante), perdent leur identité. Seuls, leurs corps nerveux ou courbés, leurs bribes de paroles ou leurs silences témoignent partiellement de leur personnalité et de leur histoire. Des sons saturés accompagnent ce jeu de massacre où tout paraît dysfonctionner. La procédure judiciaire motivée par l’urgence semble corroder tout lien social.
L’arrivée d’un cheval clair rompt cette pantomime virulente et grotesque. Respiration salutaire au coeur de ce désordre saturé de sons et de violence. Léviathan se clôt sur le silence et un temps de partage intense.
Avec Léviathan, Lorraine de Sagazan ne se contente pas de montrer les failles d’un système : elle les expose crûment, sans détour, jusqu’à l’absurde. Derrière l’esthétique soignée et la théâtralité assumée, c’est une dénonciation frontale d’une justice qui broie à toute vitesse des vies souvent déjà fragilisées. En plaçant le spectateur au cœur de cette mécanique implacable, la pièce nous oblige à regarder en face ce que la société préfère souvent ignorer : une justice qui juge vite et sans retour.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Léviathan
conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
texte de Guillaume Poix inspiré de faits réels
Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin, et le cheval Oasis
dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella
scénographie Anouk Maugein
en collaboration avec Valentine Lê
lumière Claire Gondrexon en collaboration avec Amandine Robert
son Lucas Lelièvre en collaboration avec Camille Vitté
musique comparution chantée Pierre-Yves Macé
chorégraphie Anna Chirescu
vidéo, cadrage Jérémie Bernaert
conception et création costumes Anna Carraud assistée de Marnie Langlois et Mirabelle Perot
masques Loïc Nebreda
perruques Mityl Brimeur
mise en espace cheval Thomas Chaussebourg
travail vocal Juliette de Massy
assistant à la mise en scène Antoine Hirel
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