Critique Grand-peur et misère du IIIe Reich
mise en scène Julie Duclos
A l’Odéon, Julie Duclos présente Grand-peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht et explore comment le fascisme et la peur s’insinuent insidieusement dans le quotidien de chacun.
Quand la peur corrode les âmes
Plongé dans le tumulte de l’Allemagne des années 1930, Bertolt Brecht incarne l’artiste engagé par excellence, dont l’œuvre et la trajectoire sont inséparables des bouleversements de son époque. Entre l’ascension du régime nazi et une censure implacable, l’auteur se dresse comme une voix dissidente. Son théâtre relève et défie l’oppression. Depuis son adhésion au marxisme à la fin des années 1920, Brecht se retrouve confronté à une censure croissante de la part du régime national-socialiste, qui voit en lui une menace pour son idéologie. La répression culmine avec l’autodafé de 1933. Ses livres, comme des milliers d’autres, sont brûlés. Ce symbole de la destruction de la liberté d’expression marque un tournant brutal dans sa vie. Contraint à l’exil, Brecht ne cesse pourtant de puiser dans ces épreuves pour nourrir une création qui résonne encore aujourd’hui comme un appel à la résistance et à la réflexion.
Sa pièce, Grand-peur et misère du IIIe Reich, écrite en 1938, brosse un portrait glaçant de l’Allemagne nazie. En vingt-quatre saynètes, l’auteur dévoile une société prise au piège entre l’arrivée d’Hitler et les prémices de la guerre. Brecht abandonne la chronologie pour s’appuyer sur des récits réels et des articles de presse. Il explore chaque recoin de la société : bourgeoisie, justice, corps médical, enfants ou prisonniers. À travers ces scènes, au plus près du réel, il révèle l’impact corrosif de la peur. Une peur omniprésente qui déforme les relations, fragilise les consciences et asservit les individus. La pièce devient le miroir sans fard d’un régime oppressif et de son emprise sur les hommes et leur quotidien.
La mise en scène du basculement dans la peur
Julie Duclos s’empare de Grand-peur et misère du IIIe Reich, et explore comment le fascisme et la peur peuvent s’insinuer très vite, insidieusement, dans le quotidien de chacun. De 1933 à 1938, les dates et les lieux se chevauchent. En treize tableaux, dont les titres s’affichent en lettres capitales sur le mur du fond, Julie Duclos parvient à rendre sensible le lent processus qui change les individus en êtres, apeurés, lâches et soumis.
La scénographie mouvante imaginée par Matthieu Sampeur accompagne les changements de saynètes et fait lien, comme certaines projections vidéos. Le mur lisse sans âme et la grande structure mobile dotée de verrières encrassées, s’opposent, de facto, à toute esthétisation, telle qu’elle fut prônée notamment par l’idéologie nazie ou fascisante. L’ensemble s’anime et se teinte sous l’effet des lumières créées par Dominique Bruguière en collaboration avec Émilie Fau. Mais, la sobriété reste de mise. L’étrangeté nait de la confrontation entre cette utilisation, comme en retrait, des effets de scène et la sourde violence qui atteint et mine les individus.
La mise en scène met l’accent sur les gestes les plus quotidiens. Tout se joue souvent autour d’une table. Au sein des familles, l’objet devrait évoquer le partage, la joie, un moment où la parole s’échange librement. Or, ici, il n’en est rien. Le spectacle commence pas une longue table dressée qu’on défait. Plus rien ne sera comme avant. Désormais, il suffit qu’un individu tape sur l’épaule d’un autre, pour le faire arrêter. Par ce geste faussement amical, il le marque d’une « une croix de craie » et le désigne discrètement aux autorités.
« Trouver le droit »
Le tableau le plus marquant est sans nul doute « TROUVER LE DROIT » . Philippe Duclos y incarne un juge en proie aux affres d’une décision. Magistral, le comédien rend intensément palpable la peur et le désarroi de l’homme de loi. Perdu, terrorisé, le juge est prêt à tout pour sauver sa peau et sa famille. Mais, il est incapable de comprendre ce qu’on attend de lui. Les accents mélancoliques de la Ständchen – Sérénade de Schubert accompagnent ce chant du cygne de la justice et de l’état de droit. Dans « LA FEMME JUIVE » , Rose-Victoire Boutterin donne à cette épouse qui décide de s’exiler, pour ne pas compromettre son mari allemand, une belle intensité.
En revanche, on pourra regretter que dans certains tableaux, notamment, « LE MOUCHARD », la diction des comédiens ne puisse donner la pleine mesure du texte. Pourtant, la mise en scène, comme les effets de scène ( bruits de pluie, chant d’oiseaux, structure mouvante, lumière orangée, placement des acteurs, décor ordinaire) construisaient l’image d’une scène banale où, comme le désirait Brecht, l’étrangeté (chargée ici de menace) allait surgir. Un enfant appartenant aux jeunesses hitlériennes sort. Ses deux parents paniqués imaginent qu’il est allé les dénoncer. Il s’en suit pour le spectateur une impossibilité à considérer pleinement de manière critique ce qui se joue sur scène.
Grand-peur et misère du IIIe Reich
de Bertolt Brecht
mise en scène Julie Duclos
Odéon 6e – théâtre de l’Europe
11 janvier – 7 février
avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen
et les enfants (en alternance) Salomé Simon Botrel, Elliot Guyot, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam, Mélya Bakadal, Julien Petersen
traduction Pierre Vesperini
scénographie Matthieu Sampeur
lumière Dominique Bruguière en collaboration avec Émilie Fau
vidéo Quentin Vigier
son Samuel Chabert
costumes Caroline Tavernier
assistant à la mise en scène Antoine Hirel
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