Critique Daddy
Mise en scène Marion Siéfert
Daddy de Marion Siéfert met en lumière les liens vénéneux entre une très jeune fille qui rêve d’être actrice et son daddy qui lui promet la gloire sur le net. Jeu théâtral, acting dans le game, réalité et virtualité, s’entremêlent. Porté par une distribution juste et vibrante, le spectacle, malgré quelques longueurs, fait mouche par son originalité.
Daddy : Un « game » pervers
A Perpignan, une jeune fille de treize ans s’ennuie. Elle écrit des textes, les joue parfois et rêve d’être prise au sérieux. Et puis, surtout, comme beaucoup d’adolescent(e)s, Mara passe son temps sur Discord. La plateforme lui permet de communiquer en direct avec les autres gameurs lors des parties de jeux vidéos.
L’un d’eux, âgé de vingt sept ans, entre en contact visuel avec elle. Julien est charmant, charmeur et maîtrise l’art de la manipulation. Figure pervertie de Méphistophélès, il promet à Mara, ce qu’elle désire : être reconnue comme actrice et rencontrer le succès. Il lui suffit d’accepter de s’incarner dans jeu virtuel qui s’intitule « Daddy » . Les jeunes filles y entrent avec leur vrai corps. Ensuite, leurs personnalités « captivantes » , leur permettent d’être « achetées » . Plus elles séduisent lors des scènes jouées, plus leur fanbase s’agrandit et plus elles « pèsent » en dollars.
Julien devient son daddy pygmalion. Il façonne la jeune fille au gré de ses désirs. Le jeu se transforme en prison et bascule dans l’horreur. Lentement le prédateur dévore la juvénile et tendre Mara, au nom de fraise. Violée, violentée, elle vit désormais sous la terreur de celui qui dit l’aimer et qui la maintient sous son joug de propriétaire.
Boîte noire et écrans
Le dispositif scénique choisi par Marion Siéfert est résolument original. Il place la fiction au coeur d’un jeu vidéo. Les scènes, qui se jouent dans la boîte noire théâtrale, sont celles vécues et programmées dans le jeu « Daddy » .
Dès que le rideau se lève, le spectateur plonge dans une partie de jeu vidéo en ligne. Sur un écran, il découvre deux personnages guerriers, une femme et un homme, qui combattent ensemble dans un univers factice de fantasy. Et tandis que les héros virtuels évoluent entre les différents levels du jeu, nous parviennent les voix des joueurs, qui communiquent, tout en avançant dans leur progression. Les deux gameurs portent des pseudonymes mais il s’agit de Mara et de Julien, qui a flairé sa future proie.
Une interruption a lieu. Le théâtre reprend ses droits à travers une scène statique qui éclaire sur le milieu social des parents. Le père ( Charles-Henri Wolff, impeccable) est vigile, la mère (Émilie Cazenave, touchante d’humanité) infirmière en réanimation. Autour d’une table, l’accent est chantant. On prend l’apéritif en présence de « Toto » , un ancien ami. La discussion est vue à travers le rideau transparent qui servait d’écran. L’aspect naturaliste de l’échange, très plaisant, se trouve ainsi atténué par ce voile qui tient l’ensemble à distance. Comme si déjà pour Mara, le « vrai » monde était ailleurs, sur Discord et les jeux que la plateforme propose.
Dès que la jeune fille, qui s’est fait « darroned !!! » selon son expression, revient au jeu, elle entre en relation visuelle par écrans interposés avec son prédateur. « Je te vois en vrai. Je ne te pensais pas si mystérieuse. » dit-il avant de l’entraîner dans les arcanes pervers du jeu que la scénographie de Nadia Lauro rend réels sur le plateau.
Une distribution juste et vibrante
Sur scène, le décor bien réel, censé être virtuel, brouille les pistes. Balayés par une neige ou des intempéries factices, quelques petits monticules organisent les paysages dans lesquels Mara et les autres héroïnes du jeu vont évoluer. Les fans plébiscitent et payent les morceaux à jouer ou à rejouer. Les filles, sous l’égide de leur daddy particulier les exécutent, moyennant finance.
Jessica (Jennifer Gold), la star sensuelle du jeu, réinterprète « My Heart Belongs to Daddy » que chantait Marilyn Monroe dans le film de Georges Cukor, Le Millardaire. Elle danse, ondule son corps comme Britney Spears, dans Toxic, ou s’élève dans les airs, tel un ange lascif. Lena, (Lou Chrétien-Février, irrésistible), deux ballons accrochés à ses couettes, appréciée pour son bagout, reprend un sketch hilarant sur les mères pour faire rire sa fanbase. Quand à Mara ( Lila Houel) et Julien (Louis Peres), on les voit danser au début comme dans une comédie musicale des années cinquante, puis rejouer en costumes d’époque, avec d’autres, un extrait du film Entretiens avec un vampire de Neil Jordan. (Scène qui aurait gagné à être écourtée.)
Le couple formé par Lila Houet et Louis Peres ne cesse d’impressionner. La toute jeune actrice, vibrante et naturelle, apporte sa juvénile lumière à son personnage au tout début. Puis, Lila Houet parvient à en endosser les aspects les plus tragiques en assumant avec force la violence qui lui permettra de se libérer. Quant à Louis Peres, par sa présence magnétique et la finesse de son jeu, il donne chair au cyber pédophile qu’il interprète, sans en cacher les aspects les plus vils et dangereux.
Même si on constate quelques longueurs, le parti pris de Daddy, mis en scène par Marion Siéfert, séduit. Les idées fusent, jusqu’à l’image finale bluffante qu’on ne dévoilera pas. La marchandisation du corps des jeunes filles et l’emprise brutale des hommes plus âgés qui abusent d’elles y apparaissent sans voyeurisme, ni complaisance.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Daddy
9— 26 mai 2023 Odéon 6
texte de Marion Siéfert, Matthieu Bareyre
mise en scène Marion Siéfert
avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel , Louis Peres, Charles-Henri Wolff
conception scénographie Nadia Lauro
lumière Manon Lauriol
création sonore Jules Wysocki
vidéo Antoine Briot
costumes Valentine Solé Romain Brau
maquillages Dyna Dagger
perruques Kevin Jacotot
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