Critique Antoine et Cléopâtre
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues

Au Théâtre de la Bastille, par la musicalité des mots et un travail prosodique affûté, Tiago Rodrigues ne se contente pas de rendre hommage à Antoine et Cléopâtre, il réinvente ces figures emblématiques dont la passion défie le temps.
Last dance for love
L’histoire est connue. De Shakespeare à Mankiewicz, elle met en scène un couple légendaire d’amants. Lui est romain, elle, égyptienne. Liés par amour, ils le seront par la mort.
Dans Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues déconstruit le récit historique pour en extraire une essence poétique, une vibration scénique où les mots deviennent des échos et les corps des empreintes fugaces. Ici, la tragédie ne repose pas sur la seule fatalité du destin, mais sur un langage en perpétuel mouvement, oscillant entre narration et incarnation.
Les personnages ne s’expriment presque jamais à la première personne, comme s’ils refusaient de s’approprier leur propre histoire, préférant en être les spectateurs autant que les acteurs. Antoine voit … Cléopâtre voit… Cette mise à distance crée une sorte d’effet de distorsion. Antoine et Cléopâtre se racontent principalement à la troisième personne. Le « tu » ou le « je » sont anecdotiques. Comme des pierres jetées dans le roulis du texte, vite happées par le mouvement fatal du destin. Antoine et Cléopâtre ne peuvent échapper à leur légende. Leurs prénoms scandés, psalmodiés, martelés, sont autant de preuves qu’ils s’y abandonnent.
Le travail prosodique affûté, par le rythme et la musicalité, dresse une passerelle entre le réel du plateau et le mythe, entre le récit et le mouvement inexorable de la tragédie annoncée. Une temporalité incertaine s’instaure. La passion des amants semble à la fois vibrante et déjà condamnée. Par cette oscillation incessante entre ce qui a été et ce qui pourrait être, une danse délicate s’organise. La dernière avant que l’Histoire n’emporte ces amants unis dans la même respiration. Antoine inspire … Cléopâtre expire…
Être dans le présent
La scénographie imaginée par Ângela Rocha dresse également des passerelles entre le présent et le passé. En fond de scène, une large toile grège descend des cintres jusqu’au sol. Des nuages gris, comme les lueurs dorées du soleil, l’animent sous les lumières de Nuno Meira, sans que rien ne soit illustratif. Un large mobile aux sphères colorées rappellent les oeuvres d’Alexander Calder. Souple, en mouvement, la structure maintenue par des fils, semble elle-aussi être mue par le hasard, par un destin qui ne lui appartient plus. A cour, un tuner et une platine vinyle ont été posés sur un banc en bois. Près des enceintes, une pochette attire le regard : celle de la bande originale du film « Cléopâtre » de Mankiewicz. Les profils d’Elisabeth Taylor et de Richard Burton se devinent. La musique épique lancée en direct ménage des pauses dans la houle des mots.
Sur scène, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz, remarquables, réussissent à créer une chorégraphie subtile aux gestes délicats. Un mouvement de bras, le placement du corps dans l’espace, suffisent à dessiner l’émoi, le désir, la fusion des âmes, des corps, ou la détresse de la séparation. Être dans le présent, celui de l’amour, est la quête ultime de ces deux êtres esseulés dès qu’ils sont hors d’atteinte de l’autre.
Lui, Vítor Roriz, est Cléopâtre. Elle, Sofia Dias, est Antoine. Peu importe. Seul compte le flot des mots qui les emportent l’un vers l’autre, dans le même mouvement, la même respiration. Leur choeur/coeur ne fait qu’un. Avant le silence, les deux interprètes, à l’instar de la comptine enfantine « Trois petits chats » se livrent à un exercice impressionnant et jubilatoire pour le spectateur. Retenir et propager le souffle des mots permet de retenir la vie. « l’accord, d’accord, encore, un coeur, mon coeur, rancoeur,…vapeur, parfum, parfois, pourquoi, ma peur, j’ai peur, tu meurs, je meurs, la mort, l’amour, ... » Acmé de l’écriture et de la mise en scène de Tiago Rodrigues. La vie s’enfuit, mais la dernière image ne trompe pas. Les deux amants, les bras souples dans la même parallèle, debout, se tiennent côte à côte. Antoine et Cléopâtre, prénoms mythiques, à jamais liés.
Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues insuffle une nouvelle respiration à l’oeuvre mythique. L’histoire se réinvente au fil des vibrations scéniques, laissant résonner, encore et encore, les noms de ces amants portés par le souffle vif de la parole.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Antoine et Cléopâtre
Du 27 février au 14 mars
- Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
avec des citations d’Antoine et Cléopâtre
de William Shakespeare - Interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz
- Scénographie Ângela Rocha
- Costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro
- Création lumière Nuno Meira
- Musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North
- Collaboration artistique Maria João Serrão
et Thomas Walgrave - Traduction française Thomas Resendes
- Construction du mobile Decor Galamba
- Direction technique et régie lumière Cárin Geada
- Régie générale Catarina Mendes
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