Critique Affaires familiales

Mise en scène Émilie Rousset

Affaires Familiales d'Émilie Rousset, en partenariat avec le Festival d'Automne. Photo @Martin Argyroglo
445

Au Théâtre de la Bastille, après le Festival d’Avignon, Émilie Rousset présente sa dernière création Affaires familiales. La  directrice du Centre Dramatique National d’Orléans transforme le droit de la famille en matière théâtrale. À partir de témoignages recueillis auprès d’avocates et de justiciables en Europe, la metteure en scène dévoile la friction entre récits intimes et cadre juridique. Un théâtre documentaire d’une sobriété implacable, où l’intime devient politique.

🎥 Interview vidéo d'Émilie Rousset à propos d' Affaires Familiales.

Affaires familiales : Disséquer le droit, exposer la vie

Avec Affaires familiales, Émilie Rousset confirme la ligne de force de son théâtre documentaire. Il s’agit de s’appuyer sur des matériaux bruts, des archives, des entretiens, des témoignages, pour interroger nos institutions et leur inertie face aux évolutions sociales. Après Reconstitution, le procès de Bobigny, la metteure en scène s’aventure dans le domaine ardu du droit de la famille. Pourtant, les récits recueillis, qu’il s’agisse de divorces conflictuels, de placements d’enfants suite à des incestes, de filiations contestées ou de droits des couples homosexuels, s’avèrent d’une intensité dramatique saisissante. La pièce met en lumière un droit trop souvent figé, et la manière dont il façonne par ricochet les existences.

Ce qui se joue dans Affaires familiales dépasse le simple relevé documentaire. C’est la mise en tension d’une pensée collective. En juxtaposant récits intimes et cadres juridiques, Émilie Rousset fait émerger l’espace où le droit rencontre le militantisme, où les drames privés deviennent affaires publiques. Les archives judiciaires apparaissent alors pour ce qu’elles sont : une mémoire vivante des rapports de domination et des luttes pour l’égalité. Entre résistances conservatrices et fissures ouvertes dans l’ordre établi, la justice se montre tour à tour réticente, aveugle, maltraitante ou pionnière, et c’est cette ambivalence que le spectacle met en lumière.

Affaires familiales
© Nadia Lauro

Transparence et fabrique du réel

La scénographie de Nadia Lauro, dispositif bi-frontal aux lignes épurées, installe d’emblée un climat solennel qui rappelle celui d’une salle d’audience. Le public, placé en vis-à-vis, est pris dans ce jeu de regards où l’on ne peut se dérober. L’usage de la vidéo, loin d’être un simple ornement, fragmente et redouble la parole, créant des effets de miroir troublants entre le témoin, la personne filmée, et l’interprète.

Comme l’explique la metteure en scène : « Je fais du théâtre que l’on peut qualifier de documentaire. J’ai envie d’avoir une sorte d’éthique dans cette pratique. Et le fait que le spectateur et la spectatrice aient accès à ce qu’on fabrique, au déplacement et au décadrage que l’on met en place, c’est important pour moi . Qu’aucune des strates ne soit effacée. Donc la vidéo, c’est un lien direct que le spectateur peut avoir avec l’archive initiale : il peut voir où l’on était, ce qu’on faisait, qui était là, et ce que l’on fabrique devant ses yeux. Et mesurer aussi qu’il y a un déplacement. »

Par ces mots, Émilie Rousset revendique une transparence du processus, une dramaturgie qui refuse l’illusion pour mieux donner à voir la fabrique du réel. Ce refus d’effacer les couches successives, du document brut à son interprétation scénique, confère à l’expérience une dimension critique. Le théâtre se pense comme un espace de vigilance. La médiation technique n’efface pas la présence mais en révèle au contraire la densité.

Sobriété et regard fragmenté

La sobriété de la mise en scène renforce la puissance du propos. Pas de reconstitution naturaliste, mais une oralité travaillée à l’oreillette, des gestes mesurés, une circulation de la parole qui installe une communauté de pensée. Le spectateur est autant observateur que partie prenante. Il est pris dans un dispositif frontal qui l’oblige à mesurer l’impact social et politique de ce qui se dit. À travers cette dramaturgie précise et dénuée de pathos, Emilie Rousset rappelle que la famille n’est jamais une simple affaire privée. Elle est un projet de société, dont la scène, ici, devient l’espace critique.

La présence continue des acteurs à vue, assumant la transparence du dispositif théâtral, trouve un contrepoint subtil dans l’usage de la vidéo. Tandis que le jeu scénique expose sans détour la fabrication de la représentation, l’image projetée ouvre, elle, une fenêtre vers un ailleurs. Elle fragmente, isole un détail, déplace le regard comme le ferait une caméra attentive aux visages, aux gestes. « J’ai travaillé avec deux cheffes opératrices (Alexandra de Saint Blanquat et Joséphine Drouin Viallard ). L’idée de réalisation était que la caméra soit comme un regard. Comme quand quelqu’un nous parle. Évidemment on regarde son visage, ses mains qui bougent. On regarde derrière, la plante verte, on regarde autour de nous, et il y a quelque chose qui se balade. La caméra était ça. »  précise Émilie Rousset.

La dialectique entre l’unité de l’espace scénique, où rien n’est dissimulé, et la multiplicité des fragments filmés, enrichit la perception du spectateur. Les sept comédiens (Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi, Manuel Vallade) restituent la diversité des voix rencontrées. Ce théâtre d’écoute et de regards croisés tient à distance toute emphase.

 

Affaires familiales d’Émilie Rousset dépasse le simple relevé documentaire. La pièce érige la scène en espace civique, où l’intime devient politique et où le théâtre, loin d’illustrer, interroge nos institutions, rappelant avec force que la famille demeure un enjeu collectif et un projet de société.

L’avis de M La Scène : MMMMM


Affaires familiales

Théâtre de la Bastille

Du 19 septembre au 3 octobre

  • Conception, écriture et mise en scène Émilie Rousset
  • Avec Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi, Manuel Vallade. Et pour la dernière représentation au Théâtre de la Bastille Aymen Bouchou remplacera Saadia Bentaieb.
  • Conception du dispositif scénographique Nadia Lauro
  • Musique Carla Pallone
  • Collaboration à l’écriture Sarah Maeght
  • Création lumière Manon Lauriol
  • Cheffes opératrices Alexandra de Saint Blanquat et Joséphine Drouin Viallard
  • Cadreur additionnel Italie Tommy
  • Cadreuse additionnelle Espagne Maud Sophie
  • Montage Carole Borne, avec le renfort de Gabrielle Stemmer
  • Assistante à la mise en scène Elina Martinez
  • Dispositif son et vidéo Romain Vuillet
  • Costumes Andrea Matweber
  • Régie plateau et régie générale Jérémie Sananes

Découvrir une autre critique théâtre de M La Scène : Critique Le Choeur des femmes, mise en scène Cie Actes Uniques.

Vous pourriez être intéressé(e) par cette autre critique d'un spectacle portant sur la justice :

Léviathan, mise en scène Lorraine de Sagazan,

Lire d'autres critiques de pièces jouées au Festival d'Avignon 2025