
Il est rare qu’un texte aussi rétif à la scène trouve une telle justesse d’incarnation. Dans La Séparation de Claude Simon, Alain Françon transforme la prose dense et sinueuse du prix Nobel de littérature en matière dramatique vibrante. La distribution éblouissante, notamment Catherine Hiegel, impériale dans sa douleur acide, donne souffle et chair à cette méditation sur l’usure des liens et la fuite inexorable du temps.
La Séparation : Alain Françon donne chair à l’irréalité du temps
Sous la direction d’Alain Françon, La Séparation, unique incursion de Claude Simon dans le théâtre, déploie une beauté aussi fascinante qu’exigeante. Le metteur en scène orchestre avec précision et sens du rythme une partition réputée intransigeante. La langue de Claude Simon, longue, fluide, presque sans respiration, trouve ici un écrin d’une clarté intense. Sa densité, sa lenteur parfois hypnotique, demande néanmoins au spectateur une attention soutenue. Dans ce théâtre de la pensée, la littérature devient matière, et les sensations, comme les silences, se substituent souvent au récit.
La scénographie de Jacques Gabel, d’une rigueur géométrique, divise le plateau en deux salles de bain qui se répondent. Miroir contre miroir, coiffeuse contre coiffeuse, de chaque côté d’un même mur. A jardin, le fils et son épouse, à cour, les parents. Ainsi, chaque couple peut devenir le reflet de l’autre. Le dispositif, fidèle aux didascalies, est à la fois limpide et allégorique. Il rend visibles les fractures intimes, les images déformées de l’amour et du temps.
Les deux grandes fenêtres, en fond de scène, ne s’ouvrent que sur un décor peint. D’un côté un feuillage encore vert, de l’autre des teintes ternes. Comme une métaphore de l’amour qui se meure et de la fuite du temps. Parfois, le pépiement d’un oiseau interrompt le monologue d’un personnage, semblablement à l’appel vivifiant d’un ailleurs, que tous paraissent incapables d’entendre vraiment ou auquel ils ont renoncé.
L’émotion à l’épreuve de la rigueur
C’est aux interprètes de La Séparation, guidés par une direction rigoureuse, que revient la tâche de briser la distance instaurée par la langue. La puissance de leur présence fait émerger l’émotion au cœur de ce drame somme tout assez bourgeois. Pierre-François Garel incarne avec une fougue mélancolique, le fils révolté et joueur cynique. Brisé par la guerre et ses visions d’horreurs, Georges a rejeté l’héritage paternel pour devenir paysan, inversant ainsi le parcours social de sa famille.
Face à lui, Catherine Hiegel, impériale et fébrile, dans le rôle de la mère, déploie une palette de nuances bouleversantes. Inlassable perroquet, cette femme prisonnière de la peur de vieillir et de sa jalousie maladive, n’en devient pas moins vulnérable, comique et touchante. Dès qu’elle entre, on ne lâche plus la comédienne du regard, attentifs au moindre changement dans sa voix ou sa gestuelle. Alain Libolt, campe le père, professeur impotent et désabusé. Son corps déformé, bedonnant, détruit joyeusement l’image de l’homme volage construite par sa femme.
En miroir, Louise, la jeune épouse de Georges, interprétée avec retenue par Léa Drucker, hésite à fuir pour retrouver son amant. Seule une vieille femme mourante, Marie, la sœur de Pierre, la retient encore. Veillée par une servante bossue, (Catherine Ferran), cette présence invisible, aux portes de la mort, est le cœur battant de la pièce. Tout gravite autour d’elle, figure spectrale et silencieuse, moteur d’un drame où la mémoire, la filiation, la décrépitude, l’usure du temps s’enchevêtrent.
La Séparation, mis en scène par Alain Françon fait résonner la langue de Claude Simon dans toute sa lucidité et son désenchantement. Porté par des interprètes d’une grande justesse, le spectacle transforme l’exigence du texte en émotion maîtrisée.
L’avis de M La Scène : MMMMM
La Séparation
DU 24 SEPTEMBRE AU 4 JANVIER 2026
De Claude Simon
Mise en scène Alain Françon
Distribution
Avec Léa Drucker, Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Pierre-François Garel et Alain Libolt.
Assistante mise en scène Franziska Baur.
Décor Jacques Gabel.
Lumières Jean-Pascal Pracht.
Maquillages coiffures Cécile Kretschmar.
Costumes Pétronille Salomé.
Chorégraphe Cécile Bon.
Musique Marie-Jeanne Séréro.
Accessoires Stéphane Bardin.
Collaborateurs artistiques Valéry Faidherbe.