
Au Théâtre du Rond-Point, Joël Pommerat revisite Marius, la pièce de Marcel Pagnol. Il en détourne le pittoresque pour en révéler l’urgence existentielle. Né derrière les murs de la Maison Centrale d’Arles, nourri par des improvisations menées avec des détenus, ce spectacle abandonne toute nostalgie méridionale au profit d’un hyperréalisme sobre et troublant.
Marius : Joël Pommerat s’autorise l’hyperréalisme
Lorsque Joël Pommerat s’empare de Marius, premier volet de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol, il n’en propose pas une reconstitution patrimoniale mais une relecture âpre, contemporaine, fruit d’un long compagnonnage avec des détenus de la Maison Centrale d’Arles. C’est là, au cœur d’ateliers menés dès 2014, qu’a germé l’idée de revisiter le texte fondateur, au plus près de la vérité des corps et des voix, loin de toute nostalgie méridionale. La collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi a ancré ce travail dans un théâtre de nécessité, nourri par des improvisations qui font éclater le vernis de la fiction pour y faire surgir une intensité brute. La trajectoire de ce spectacle, né derrière les murs d’une prison et désormais accueilli dans les institutions théâtrales, illustre un basculement : le passage d’une expérience carcérale intime à une œuvre de portée universelle.
De ce contexte singulier naît un sentiment de rareté. Car ce Marius ne se confond pas avec les fresques stylisées qui ont fait la renommée de Joël Pommerat (Au monde, Ça ira). Ici, le metteur en scène choisit l’hyperréalisme. Dans un café-sandwicherie défraîchi, les clients se font rares. Quelques tables en formica, un distributeur de boissons fraîches où trône une publicité criarde pour Ice Tea, un étal de boulangerie et un percolateur à café ne suffisent pas à attirer le chaland.
La prison du quotidien
La transposition ancre le drame de Pagnol dans la contemporanéité, révélant une humanité rugueuse, débarrassée des effets, mais vibrante de vérité. Dans cet environnement naturaliste, Panisse (Bernard Traversa) n’est plus un riche commerçant mais un loueur de scooters qui fanfaronne, pendu à son smartphone. César s’accroche à son commerce comme à une ultime certitude. Un petit transistor fait résonner en sourdine des tubes des années 80, comme les accents nostalgiques de ce qui n’est plus. La pièce s’ouvre d’ailleurs sur les accents assourdis du « Johnny. Johnny » de Jeanne Mas : « Et l’homme s’enferme sans attitude/ Compte à rebours sa solitude/Barreau rouillés/ A cause d’elle/ Ma vie se perd » .
Annonce programmatique du mal-être. qui ronge le personnage éponyme, Marius. Coincé dans une vie qui me lui convient pas, il semble également prisonnier du décor. Entre le comptoir d’accueil et la machine à café, Marius, paraît incapable de se libérer du poids de ses contraintes. Il range, essuie des verres, manie le torchon et ne parvient pas à sortir du silence qui le paralyse. Il semble captif d’un monde étroit, que reproduit le décor. De cet enfermement, miroir de ce que certains comédiens ont vécu, naît la force troublante de la mise en scène.
Un théâtre de nécessité
La force de ce projet réside d’abord dans ses interprètes. Aux côtés d’acteurs professionnels se tiennent d’anciens détenus qui, par leur seule présence, déplacent l’équilibre du plateau. Michel Galera, dans le rôle de Marius, incarne la tension d’un jeune homme écartelé entre l’amour de Fanny et l’appel du large. Doté d’un micro comme les autres comédiens, on pourra néanmoins regretter que parfois sa voix soit à peine audible. Jean Ruimi, en César, impose la tendresse du père. Sa volonté de transmettre le café familial n’en est pas moins oppressante. Élise Douyère, toute en retenue, donne à Fanny des accents touchants. Son jeu limpide propulse le personnage vers une modernité qui fait mouche. Les silences, la pudeur d’émotions longtemps contenues confèrent à leurs incarnations une densité certaine, comme si chaque réplique surgissait d’un vécu irréductible.

Le public, d’abord dérouté par une mise en route volontairement lente, est progressivement happé par cette sincérité nue. La singularité des physiques, la différence assumée des trajectoires de vie s’imposent rapidement. Loin d’opposer “professionnels” et “ex-détenus”, les repères s’effacent pour révéler une vérité essentielle : sur scène, tous sont porteurs d’une histoire partagée. À l’épreuve de ce Marius, c’est l’essence même du théâtre qui se rappelle à nous. Celui d’un lieu d’urgence, de nécessité, où la fiction se nourrit de vies cabossées pour mieux les transfigurer. La fameuse partie de cartes, scène culte de l’œuvre de Pagnol, se rejoue ici avec une tension sourde. Éclairée par les lumières crépusculaire d’Eric Soyer, débarrassée de pittoresque, elle est alors traversée par le tragique.
Dans Marius, Joël Pommerat, fidèle à son exigence, nous confronte cette fois à un théâtre qui, dans son hyperréalisme, nous rapproche vertigineusement de la vie.
L’avis de M La Scène : MMMMM
Marius
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librement inspirée de la pièce de Marcel Pagnol.
>En collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi.
Distribution
Avec Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino ou Redwane Rajel (en alternance), Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon.
Scénographie et lumière Éric Soyer.
Assistanat à la mise en scène Lucia Trotta et Guillaume Lambert.
Direction technique Emmanuel Abate.
Direction technique adjointe Thaïs Morel;Costumes Isabelle Deffin
Création sonore Philippe Perrin et François Leymarie.
Renfort assistant David Charier
Régie son Philippe Perrin et Fany Schweitzer
Régie lumière Julien Chatenet et Jean-Pierre Michel.
Régie plateau Ludovic Velon.
Construction décors Thomas Ramon – Artom.
Accessoires Frédérique Bertrand
Compagnie Louis Brouillard