
Au Théâtre de l’Odéon, Pétrole s’embrase sous la houlette de Sylvain Creuzevault. Œuvre posthume et morcelée, ultime vestige de Pasolini retrouvé broyé sur une plage d’Ostie après son assassinat en 1975, Pétrole n’a jamais atteint l’achèvement rêvé par son auteur. Sylvain Creuzevault choisit pourtant de faire de cette incomplétude une force. Il en revendique la rugosité, l’éclat parcellaire, et y insuffle une vitalité impétueuse, même si l’accumulation de certaines scènes à caractère phallique finit par alourdir l’ensemble.
Pétrole : L’ombre portée de Pasolini
Le spectacle s’ouvre et se ferme, sur un homme allongé sur le sol. Son image projetée, en plongée, sur écran. Pour le premier, deux bandes blanches, semblables aux ailes d’un avion, détachées du corps, deviennent la métaphore de l’inachèvement. La dernière œuvre de Pasolini, posthume, reste à l’état de fragments. Son auteur, assassiné, ses os broyés sur une plage d’Ostie en novembre 1975, l’a laissée inaboutie. Sylvain Creuzevault revendique cette esthétique parcellaire et lui insuffle une vitalité impétueuse.
Sur le grand écran rectangulaire qui surplombe le plateau, s’inscrivent les « notes » de l’auteur dont les titres annoncent les tableaux. NOTE 4 » Qu’est-ce qu’un roman ? » / NOTE 51 « Premier mouvement fondamental du poème »… S’affichent également des lieux, des dates. ROME, novembre 1969, PIAZZA FONTANA, 1969… La chronologie décrit à la fois l’ascension du héros de Pétrole, Carlo Valleti, dans les sphères politico-économiques du pouvoir, comme les événements tragiques qui marquent les années de plomb en Italie.
Sylvain Creuzevault expose volontairement les discontinuités et les offre au spectateur comme des éclats de pensée encore brûlants. Cette fidélité au chaos originel produit une forme scénique singulière. Le désordre devient ainsi méthode et l’inachevé acquiert une forme de matérialité troublante. Tout semble à la fois précis et instable, comme l’œuvre de Pasolini elle-même.

La stratégie de la tension
Le spectacle révèle également avec une ampleur nouvelle la dimension prophétique de Pasolini. Il montre un monde en plein basculement, une Italie happée par une modernisation brutale, où les cultures populaires s’effacent sous la pression d’un capitalisme conquérant. Un univers politique intimement lié aux puissances économiques qui jongle sur la violence des extrêmes pour garder le pouvoir. Sur scène, ce mouvement est rendu palpable par les corps et les visages filmés au plus près, afin d’en restituer la fébrilité et le cynisme. La politique devient une dramaturgie physique.
La stratégie de la tension diffuse une atmosphère délétère. Les noms de Mattei, Cefis ou de l’entreprise ENI, la société italienne d’hydrocarbures, résonnent comme des fragments d’un récit souterrain. Cependant, le logo commun d’Agip, et d’ENI, le chien à six pattes crachant du feu, ne cesse d’être présent sur scène. Il est déplacé, clignote. Présent jusqu’à l’image finale. Le monstre rougeoyant, diabolique, semble régir les destinées humaines.
La figure de Carlo Valletti devient le point de convergence de ces tensions. Bourgeois ambigu, à la fois acteur et victime d’un système qu’il contribue à alimenter, il apparaît comme une silhouette dédoublée, travaillée de l’intérieur par ses contradictions. Le personnage, interprété par deux comédiens, très convaincants, (Gabriel Dahmani et Sébastien Lefebvre), se prostitue face aux puissants, comme derrière des baraquements, dans les bras d’ouvriers qu’il paie pour qu’ils le sodomisent. La dissociation scénique rend visible l’éclatement moral et psychique du personnage. Sa fêlure et sa perversion se déploient largement et sans filtre, sur le plateau.
Une diction de l’urgence
Les acteurs, tous remarquables, restituent les notes comme on manipule un matériau rare. Souvent face caméra, en gros plan, ils livrent les mots sans les lisser. Boutaïna El Fekkak, Pauline Bélier, Sharif Andoura, pour ne citer qu’eux, portent avec clarté et vigueur le texte avec toutes ses aspérités. La diction est claire, et pour tous, le souffle rapide. Tout va vite, comme pris par une mécanique de l’urgence.
Ce sont les figures féminines qui font vivre principalement l’auteur, Pasolini. Lunettes noires, silhouettes multiples, voix disséminées, seules ou ensemble, elles jouent du code établi dès le début avec le spectateur. Le poète ainsi n’est jamais incarné au sens traditionnel, mais toujours présent, comme une ombre portée sur le collectif. Cet éparpillement fait de Pasolini une énergie diffuse, une présence vigilante en acte.

Masturbation et castration
Construit en deux parties, Pétrole, n’échappe pas aux longueurs. La scénographie de l’acte I, privilégie la vidéo au détriment du plateau. Les prises de vue comédiens se font dans un caisson et sont restituées sur écran. On peut comprendre l’attrait pour la virtuosité qu’il peut y avoir à faire naître du mouvement dans un espace réduit. Mais, ce jeu, constitué trop souvent de gros plans et longues prises de parole, tient au bout d’un moment le spectateur à distance.
De même, le recours par trop systématique, à des scènes de masturbation ou de phallus en érection, lasse. Bien évidemment, « Posséder » et « être possédé par un autre » irriguent l’œuvre de Pasolini. Le personnage, incestueux, exhibitionniste, est mu par une sexualité débridée et déviante. L’image d’une masturbation frénétique renvoie aussi à une volonté de puissance et d’achèvement. On voit ainsi les hommes de pouvoir, grimaçants, saisir leurs sexes et les brandir, au summum de la jouissance victorieuse. Ils manient l’argent, les compromissions, la mort. Leur phallus est leur arme. Qu’ils exposent, sataniques et laids.
De fait, la castration est une voie envisagée pour accéder au langage poétique. Une fois débarrassé de son pénis, le personnage, ici double de l’auteur, en acceptant désormais d’être seulement « possédé, » peut expérimenter, dans sa plénitude, le désir et le plaisir. Voire la sainteté, comme l’évoque le beau plan final, où le personnage s’évapore dans la brume. La castration renvoie également au texte, fragmenté, haché, en quelque sorte démembré. On le voit, les thématiques sont riches et porteuses de sens. Néanmoins, scéniquement, la multiplication des mises en scène de masturbations, d’exhibitions de phallus en érection, comme de fellation en gros plan, pèse sur le regard et invite aussi au détachement.
Au Théâtre de l’Odéon, Pétrole trouve sous la direction de Sylvain Creuzevault une forme d’accomplissement paradoxal, embrassant pleinement l’inachèvement dont il procède. Malgré certaines aspects appuyés, le spectacle parvient à laisser percevoir la portée toujours troublante de l’œuvre de Pasolini.
Les M de M La Scène : MMMMM
Pétrole
d’après Pier Paolo Pasolini
création collective
adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
dans le cadre du Festival d’Automne
texte français René de Ceccatty
Pier Paolo Pasolini, Pétrole, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Gallimard, collection L’Imaginaire, 2022 (édition revue et augmentée, première parution en 1995)
Avec
Sharif Andoura, Pauline Bélier, Gabriel Dahmani, Boutaïna El Fekkak, Pierre-Félix Gravière, Anne-Lise Heimburger, Arthur Igual, Sébastien Lefebvre
Distribution
scénographie Jean-Baptiste Bellon, Valentine Lê
lumière Vyara Stefanova
vidéo Simon Anquetil
cadrage vidéo François-Joseph Botbol
musique Pierre-Yves Macé
son Loïc Waridel
costumes Constant Chiassai-Polin
masques Loïc Nébréda
maquillage, perruques Mityl Brimeur
assistanat à la mise en scène Émilie Hériteau, Ivan Marquez
régie générale, Clément Casazza,
accessoires, régie plateau Camille Menet,
régie lumière Lison Royet.
habilleuse Sarah Barzic
stagiaire masques Toscane Piard
stagiaire scénographie Lévana Tortolo
stagiaires costumes Agathe Brau, Mahë Foube
Régie générale de création
Farid Laroussi
Régie générale des productions du TNG
Stephen Vernay
Création lumière et régie générale de tournée,
Erwan Tassel
création son et musique,
Vincent Hulot
Costumes.
Séverine Thiebau