Les Trois sœurs: de Moscou à New York
Grand écart temporel. Grand écart spatial. Les Trois sœurs de Simon Stone à L’Odéon, se revendique comme une réécriture du drame tchekhovien. Les applications ont remplacé les gazettes, mais le même espoir habite les personnages. Celui de partir, d’échapper à l’ennui qui corrode les âmes. L’appel n’est plus celui de Moscou mais celui de New York.
Tchekhov situe la scène, à la fin du XIXe siècle, dans une petite bourgade endormie de la Russie où végète une garnison. La pièce s’ouvre sur un double anniversaire, celui de la mort du père, le colonel, décédé depuis un an et celui de la plus jeune des sœurs, Irina. La vie aurait dû reprendre ses droits à la faveur de cette double page qui se tourne mais, les habitudes étriquées de la province auront raison de toute concrétisation positive. Pendant quatre ans, les quatre enfants (Olga, Macha, Irina et Andreï) ne cesseront de scander « A Moscou! A Moscou! », comme si cette formule avait le pouvoir de les arracher à l’engluement progressif de leur existence.
Simon Stone « dérussifie » la pièce et l’actualise. Il garde l’essentiel des prénoms mais place la scène aux Etats Unis. Un personnage découvre, horrifié, après une cure de sommeil que Trump a été élu président. On joue à la console. On se réunit autour d’un barbecue. On parle de sexe, crûment. Pourtant, le metteur en scène australien parvient à faire entendre le même déchirement intérieur des êtres et le même espoir vers un ailleurs fantasmé. « New York » devient la grande ville qui concrétise la fêlure des personnages et le rêve d’y échapper.
Le saisissement du présent
A quoi tient que cela fonctionne? Le début du spectacle fait craindre le pire. Les personnages s’affairent dans l’une des pièces de la maison en verre qui occupe le plateau. Ils échangent des banalités, longtemps, dans cet espace restreint. Le texte de Tchekhov a disparu. Remplacé par des propos sans âme, qui nous parviennent par micros interposés, son absence n’est pas loin de provoquer le rejet de ce qui est en train de s’installer.
Puis, très étonnamment, le présent, saisi dans sa platitude ouvragée, vivifié par les déplacements dans la maison, prend sens. La verrière se fait datcha. Elle laisse voir ce qui veut être caché. Une humanité trop humaine s’agite sous nos yeux, prisonnière de ses mensonges, de ses non-dits, de ses faux semblants, de ses rêves qui seront brisés. Tchekhov frappe derrière le carreau. Olga, Macha, Irina et Andreï, dans leur maison de vacances qui les a vus grandir et qu’ils devront abandonner, cultivent la mélancolie russe jusqu’au drame final.
Une mise en scène cinématographique
Ce qui frappe également, c’est la fluidité de la mise en scène. Fluidité dans l’espace et dans la direction d’acteurs. Les comédiens sont pris dans des occupations quotidiennes, ordinaires, voire triviales. Ils s’activent dans la cuisine, gèrent les nombreux accessoires, nettoient, déménagent des meubles, jusqu’à faire table rase de ce qui fut. Mais cette effervescence ressemble plutôt à une chorégraphie souple et rythmée.
Millimétrée, la mise en scène de Simon Stone s’apparente à celle du réalisateur Claude Sautet. Groupes en mouvement, paroles qui se chevauchent, couples qui se retrouvent et se perdent derrière des vitres qui posent le spectateur en voyeur de lui-même. Il faut revoir Vincent, François, Paul et les autres pour comprendre. La caméra de Sautet voulait saisir l’intime, la vie en mouvement et le saisissement du présent fugace. Simon Stone, pour ce spectacle, semble animé par la même flamme créatrice .
Cette esthétique cinématographique s’appuie sur le très beau décor vitré de la maison « monstre » créé par Lizzie Clachan et réalisé par l’Atelier de construction de L’Odéon Théâtre de l’Europe, qui tourne, et permet de jouer sur les plans. Les personnages échappent à la dictature souvent artificielle des entrées et des sorties au théâtre. Comme au cinéma, les scènes apparaissent sous nos yeux. Dirigés par la lumière ou le son qui indiquent où porter l’attention.
Pour Les Trois sœurs, sa première création avec des comédiens français, (Jean-Baptiste Anoumon, Assaad Bouab, Éric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon), Simon Stone, a choisi des acteurs dont la plupart ont tourné au cinéma. Ce n’est peut-être pas un hasard.