Le Chant de la Terre Gustav Mahler Herreweghe

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Le Chant de la Terre, champs Elysées, Mahler, orchestre, Michèle Losier, Andrew Staple
© Édouard Garnier Mlascène

Ce n’est pas sans un certain clin d’œil que Philippe Herrewegue a choisi de célébrer, le 15 mai dernier, le 30ème anniversaire de l’Orchestre des Champs-Élysées dont il est fondateur, en dirigeant la symphonie pour  ténor et mezzo-soprano Le Chant de la Terre de Gustav Mahler. Celle-ci ne fait-elle pas la synthèse entre la musique instrumentale et le chant, son domaine de prédilection initial avec le Collegium Vocale de Gent ? Cette symphonie finit aussi par le terme allemand Ewig : Éternellement. A quoi l’on peut ajouter que les champs Élysées, dans la mythologie grecque, étaient un lieu de repos éternel !

Conjurer la malédiction de la 9ème symphonie

Né en Bohème dans une famille juive  le 7 juillet 1860, marqué par la brutalité de son père et la mort de ses frères, Gustav Mahler démontre très tôt des dons musicaux qui le feront admettre en 1875 au conservatoire puis à l’université de Vienne où il étudie le piano. Il dirigera l’orchestre de Hambourg, puis de Budapest, avant d’être nommé, avec l’appui de Brahms, directeur de l’Opéra de Vienne et des Concerts philharmoniques de Vienne. Dans l’atmosphère chaotique d’un empire austro-hongrois agonisant, caractérisé par un antisémitisme ambiant, pragmatique, Mahler s’est converti pour obtenir ce poste prestigieux. « Je ne mens pas en vous disant qu’il m’a coûté beaucoup de faire par instinct de conservation un geste que, au fond, j’étais pleinement disposé à faire ». En 1901, il épouse Alma Schindler, de vingt ans sa cadette, qui est issue d’un milieu cultivé. L’excellente pianiste et compositrice prometteuse qui, par amour pour Mahler a dû sur sa demande abandonner la composition, lui fait connaître des artistes éminents parmi lesquels Arnold Schönberg. Pendant cette période, Mahler alternera la direction d’orchestre pendant neuf mois de l’année et la composition durant les mois d’été.

L’œuvre symphonique mahlérienne s’est développé autour de trois univers : 1. les quatre premières symphonies, dont trois utilisent les voix, qui puisent dans les lieder de jeunesse du compositeur; 2. la trilogie centrale, purement instrumentale ; 3. les symphonies de la fin : la Huitième, dite « des Mille », presque entièrement chantée, qui clame l’amour créateur et l’amour de la femme qui se résolvent dans l’amour divin, la Neuvième, de forme instrumentale en quatre mouvements, entreprise après la composition du Chant de la terre, et enfin la Dixième, restée à l’état d’ébauche. Mahler a pensé conjurer la malédiction de la 9ème symphonie à laquelle ont succombé Beethoven, Bruckner, Schubert et Dvorak avant ou après s’y être attelé.  Selon Henry-Louis de La Grange, auteur d’une monumentale biographie de Mahler, celui-ci a trouvé une « ruse innocente » : écrire une vraie-fausse Neuvième, au travers d’une symphonie de lieder. Mahler s’y consacre à l’été 1908, après avoir connu une année 1907 catastrophique avec la mort de sa fille aînée, Maria Anna, victime de la diphtérie conjuguée à la scarlatine ainsi que de la découverte qui lui est faite d’une endocardite infectieuse, maladie du cœur à l’époque fatale et qui le contraindra à renoncer à ses marches régénératrices dans la nature, ainsi que sa démission de l’Opéra de Vienne à la suite d’incessantes attaques antisémites dont il est victime. Ne trouvant pas de travail à Vienne, à nouveau vagabond, Mahler partira pour les États-Unis puis à son retour en Europe, en 1908, s’installera dans les Dolomites pour y composer Le Chant de la terre (Das Lied von der Erde). Bruno Walter créera cette œuvre à Munich le 20 novembre 1911, 6 mois après le décès de son ami. Celui-ci lui avait confié : « J’espère que vous allez trouver une manière de diriger cela car je n’ai aucune idée » .

Chef d’orchestre autoritaire et encensé, souffrant d’un sentiment de culpabilité et de dépression, manifestant des difficultés relationnelles possiblement en lien d’après des médecins avec une insuffisance mitrale, Mahler était convaincu que ses œuvres, y compris Le Chant de la Terre, ne seraient appréciées qu’après sa mort (« mon temps viendra » ). Son œuvre traduit son caractère mélancolique, son penchant morbide et son attirance pour la mort comme en attestent les Lieder eines fahrenden Gesellen (les chants d’un compagnon errant) écrits de 1880 à 1888 sous le poids de ses défaites sentimentales de jeunesse ou la fréquence des marches funèbres dans ses symphonies.

L’année 1907, avec son cortège d’événements tragiques, initie une phase de bouleversement et de déconstruction mentale pour Mahler. Il livre à Bruno Walter que : « Pour retrouver le chemin et la conscience de moi-même, il fallait que je sois ici et dans la solitude. Car, depuis que cette terreur panique m’a saisi, je n’ai rien tenté que de regarder ailleurs et d’écouter ailleurs. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre à nouveau aux terreurs de la solitude. [..] Il ne s’agit en aucun cas d’une terreur panique de la mort, comme vous semblez le croire. Même auparavant, je savais fort bien que j’allais mourir. Mais […] j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais acquises et je me trouve devant le vide. À la fin de ma vie, il me faut rapprendre à me tenir debout et à marcher comme un enfant  » . Mahler était jusqu’ici mû par une volonté et un désir inextinguibles d’assimilation, à l’image de nombreux Juifs de Bohème et de Moravie parlant l’allemand et se considérant comme représentants de la culture allemande en pays tchèque, tout particulièrement depuis leur émancipation en 1867, en dépit d’une histoire déjà douloureuse. Lui qui pensait avoir réussi son intégration au sein de la société autrichienne, Vienne constituait alors le lieu de brassage de toutes les cultures d’Europe centrale dans différents domaines artistiques, « l’Apocalypse joyeuse », comme la décrivait l’écrivain Max Brod, se voit confronté à une réalité brutale. « A Vienne, j’étais naturellement distrait de moi-même. »  écrit-il à Bruno Walter. Il y fut en effet exposé à la violence d’un antisémitisme qu’il avait déjà éprouvée dans ses relations avec Cosima Wagner, l’épouse de Richard Wagner qu’il a pourtant soutenu. Alma Mahler, son épouse, écrira :   » Nous partions sans regrets. Nous avions été trop profondément meurtris. Nous voulions surtout nous en aller et nous retrouver loin. Nous étions presque heureux  » . Gustav Mahler exprimera une sentence restée célèbre : «  Je suis trois fois étranger sur la terre. Comme natif de Bohème en Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier «  .

Le Chant de la Terre, quête de la Panacée ?

Dans la Troisième symphonie, Mahler manifeste sa pensée panthéiste. Il avait déjà témoigné dans la Seconde symphonie, Résurrection, de son désir d’un monde où « il n’y aurait ni justice, ni pêcheurs, ni justiciers, ni grands, ni petits, ni punition, ni récompense: un sentiment d’amour universel nous pénètrera d’une connaissance et d’une existence bienheureuses » .

À sa publication en 1907, Mahler est littéralement tombé sous le charme de la Flûte chinoise (Die  chinesische Flöte), un recueil de poèmes chinois de Li Tai-po et Tchang-tsi, d’inspiration Taoïste, traduits en allemand par Bethge qui expliquait à propos de ses traductions qu’il  » ne s’agissait pas de transposer un poème mot à mot, mais d’en faire renaître dans une langue étrangère l’esprit, le style et la mélodie  » . Mahler a été captivé par « la vision de la beauté éternelle de la terre et de la fragilité de l’homme  »  exprimée dans ces vers et a choisi sept des poèmes pour les mettre en musique. Près de 200 compositeurs parmi lesquels Arnold Schoenberg, Anton Webern, Walter Braunfels, Karol Szymanowsky et Pavel Haas ont aussi été inspirés par ces traductions, dans la première moitié du XXe siècle qui, après le développement d’un courant orientaliste au XIXe siècle, a vu fleurir une vague d’extrême-orientalisme (Madame Butterfly et Turandot de Puccini en 1904, etc.). Mahler trouve dans les 7 poèmes, qu’il fait siens en les adaptant, un écho profond à sa douleur existentielle et à son mal-être. Avec Le Chant de la Terre, dont le premier titre était selon Alma Mahler le « Chant de la douleur de la terre » , pour apaiser tout son chagrin et sa détresse, centré sur la terre, la nature et le sentiment de solitude de l’homme au milieu de ces éléments, il réaffirme l’espérance panthéiste qu’après notre disparition, la terre refleurira encore et encore. Que du fond des horizons bleutés, réside toujours la force infinie du printemps et de la vie.

« La terre bien-aimée
Refleurit au Printemps et reverdit !
Partout et toujours une lumière bleutée à l’horizon
Toujours, toujours, toujours… »

Si la recherche dans l’œuvre symphonique de Gustav Mahler d’un ordre caché, derrière l’apparent chaos, a déjà été évoquée par le compositeur espagnol Luis de Pablo, Le Chant de la Terre exprime bien cette lutte pour reconstruire l’ordre à partir d’un chaos morbide, en faisant un appel répété à des forces de vie (l’amour, la nature, la résurrection) pour surpasser les forces mortifères. Mahler trouve dans la philosophie taoïste que portent les poèmes de la Flûte chinoise une résonance à son questionnement métaphysique. Dans la tradition chinoise, la mort constitue le point final d’un processus dont la naissance est le point de départ. La question de la mort ne cesse d’être interrogée et travaillée par les courants confucianiste, taoïste et bouddhiste qui considèrent que « c’est une vision claire de la mort qui permettrait de mieux vivre ou tout au moins de s’éloigner du malheur en se rapprochant du bonheur » . La philosophie taoïste en particulier cherche à échapper à la dialectique de la vie et de la mort en orientant la recherche de la sagesse sur le principe d’harmonie. La mort et la vie relèveraient d’une loi universelle de laquelle aucun individu ne peut s’extraire. Cette loi postule que celui qui vit dans le bonheur et meurt dans la tranquillité, pourrait aller au-delà de la mort, vivre dans l’éternité. A noter que la diététique taoïste conseille de boire la rosée féconde mais n’interdit nullement les boissons alcoolisées qu’elle considère comme des extraits de vie ! « Pas plus qu’un nouveau né, un adulte ne se blessera en tombant (même du haut d’un char et même sur sol dur) si la chute a lieu quand il est ivre : c’est que, grâce à l’ivresse, sa puissance de vie est intacte. L’ivresse fait approcher de la sainteté, car, comme la danse, elle prépare à l’extase. »

La chanson à boire sur la douleur de la Terre, premier chant, et Le buveur au printemps, cinquième chant, tous deux d’après les poèmes de Li-Tai-po, un des plus grands poètes chinois, dit « Poète immortel » ou « Plus grand immortel du vin« , célèbre pour le fait qu’une grande partie de son inspiration poétique apparaissait après avoir bu, affirment que la terre est douleur et que, pour y échapper, il faut s’enivrer pour ne plus sentir son environnement, quitter le poids de son corps, l’apesanteur, perdre ses sens et s’élever. Les yeux ouverts devant la mort, il appelle à conjuguer lucidité et ivresse. Dans le premier mouvement, revient sans cesse le refrain obstiné « Dunkel ist das Leben, ist der Tod », littéralement « Sombre est la vie, triste est la mort » , chanté  un demi ton plus haut  à chaque reprise, mélange d’exaltation, d’ivresse et de profonde tristesse. Boire pour oublier que l’on sait que « sombre est la vie, triste est la mort » . Comme l’écrit Gill Pressnitzer : « Le ton est désespéré et trempé dans la coupe d’amertume. Des quasis-récitatifs sur l’éternité de la nature en face de notre éphémère déroulent le fleuve noir de la lucidité. Mahler utilise deux couplets sans interruption avec le refrain vengeur qui vient nous rappeler notre misérable condition humaine » .

D’inspiration taoïste, le deuxième chant, Le solitaire en automne, d’après Tchang Tsi, parle de l’aspiration au sommeil, au repos, au lâcher prise, à la fois méditation solitaire et confession personnelle, développant les mots : « Mein Herz ist müde« , (Mon cœur est las). Il s’apparente à un texte que Mahler a écrit dans sa jeunesse . Le « Je » domine l’impersonnel.

Dans les troisième et quatrième chants, Le Pavillon de porcelaine et Sur le bord, d’après Li-Tai-po, Mahler évoque les illusions de la jeunesse, d’une amitié insouciante et de la montée du désir amoureux mais aussi celle de la beauté et la nostalgie de sa fragilité.

Le 6ème chant, l’adieu à l’ami, d’après le texte de Mong-Kao-jen, est celui de l’attente de l’ami, à qui l’on s’adresse et que l’on sait ne jamais venir, ni répondre. Une partie de nous-même logée au plus profond de notre subconscient ? Mahler y ajoute un appendice d’après un texte de Wang-Wei, un poète confucianiste et bouddhiste, ami de Mong-Kao-jen, ainsi que quelques vers écrits par lui-même. A la fin de « Der Abschied » , Mahler ajoute quelques mots  de sa main  sous la partition « Quelle que soit la beauté du monde l’homme doit mourir ! » .

Concernant Le Chant de la Terre, Mahler confiera à Bruno Walter que : « J’ai beaucoup travaillé… Je ne sais pas moi-même comment appeler cette chose. Le temps qui m’a été octroyé a été bon, et je pense que c’est la chose la plus personnelle que j’ai faite » . L’œuvre est à la fois porteuse d’un questionnement métaphysique et existentiel mais aussi d’un message d’apaisement et d’espoir retrouvé : « Où je vais ? Je vais, je vagabonde dans les montagnes. Où trouver la paix pour mon cœur seul ? Je cherche ma patrie, ma demeure ! Je n’irai plus jamais errer au loin. Mon cœur est calme et attend son heure. La terre bien-aimée fleurit partout au printemps et reverdit… Partout et éternellement bleuit l’horizon lointain, Éternellement, éternellement… » .

Une interprétation magistrale

Mahler demandait à Bruno Walter : « Qu’en pensez-vous ? Est-ce que c’est seulement supportable ? Est-ce que les gens ne vont pas se suicider après l’avoir entendu ?  » . Son ami rapporte qu’en lui confiant le manuscrit du Chant de la Terre à l’automne 1910, souriant en désignant quelques-unes des difficultés rythmiques de l’œuvre, Mahler ajoutait : « Comment arrivera-t-on à diriger cela ? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas ! » .

Devenue l’une de pages les plus célèbres de Mahler, Le Chant de la Terre a été salué par près de 150 enregistrements discographiques différents depuis sa création, parmi lesquels la mythique version de Kathleen Ferrier et Bruno Walter dirigeant l’orchestre Wiener Philharmoniker en 1952. L’influence de Richard Wagner est indéniable. On retrouve une même puissance orchestrale, amplifiée par l’usage massif des cuivres, et une même amplitude, un même goût pour le silence, les longues mesures tenues par les cordes et une permanence du chromatisme.

Dans le premier chant, la partition sollicite les cordes vocales jusqu’à leurs limites. Le musicologue Theodor W. Adorno observe que : « le ténor devrait créer ici l’impression d’une  voix dénaturée, une voix de fausset » . Avec une force brute, Andrew Staples, déclamant des strophes cinglantes, habite véritablement le personnage de l’ivrogne, engagé dans une lutte acharnée, au sommet de sa tessiture, contre la puissance de l’Orchestre des Champs-Élysées.

Michèle Losier fait valoir dans le second chant, « Le solitaire en automne » ,  un timbre de voix souple et profond, adapté à la nature d’une partition beaucoup plus douce, un adagio qui développe les mots « Mein Herz ist müde » (Mon cœur est las) en forme de broderie infinie et triste. Le mouvement commence par une ouverture brumeuse des cordes, que Mahler a annoté de la mention « en glissant un peu et épuisé», les bois prennent ensuite le premier rôle. Le flûtiste et l’hautboïste  de l’Orchestre des Champs-Élysées sont dignes d’une mention spéciale par la virtuosité tout autant que par la musicalité dont ils font preuve, tirant un son pur et puissant de leur instrument. Le Chant de la Terre est à juste titre souvent qualifié de double concerto pour Flûte et hautbois, la voix n’étant pour Mahler qu’un instrument supplémentaire, la musique allant bien au-delà des mots qui restent lourds du poids des sens. Sur le mot Ruhe (Repos), un thème berceur sur un rythme de fileuse marque l’apaisement mélancolique de l’automne. Michèle Losier parvient à  nous faire percevoir les paroles du poète Tchang-Tsi qui déplore la mort des fleurs et la fragilité de la beauté, ainsi que l’aspiration au repos.

Dans le troisième mouvement, « De la jeunesse » , l‘Orchestre des Champs-Élysées donne véritablement à voir cette miniature musicale qu’a dépeinte Mahler sur une échelle de 5 notes (pentatonique) couramment utilisée en Chine. Le style y est gai et sautillant et Andrew Staples restitue le caractère superficiel et futile des babillements d’amis.

Philippe Herreweghe donne au 4ème chant,  » De la beauté  » , une dimension épique lorsque les cuivres et timbales, dans un élan rythmé, retentissent pour traduire la force brute de la chevauchée des jeunes hommes dans la plaine, contrastant avec un tempo doux et legato qui symbolise  la méditation du poète sur l’image de quelques « jeunes filles cueillant des fleurs de lotus au bord du fleuve.»  Le thème de la nostalgie autour de la montée du désir ouvre et clôt cette pièce.

Dans le 5ème lied, « L’homme ivre au printemps », Andrew Staples entonne à nouveau avec un art consommé les paroles de l’ivrogne, après un appel très solennel du cor. Le duo entre le violoniste et le flûtiste évoque à merveille l’oiseau chanteur, compagnon du poète, révélant le contraste entre la fête de la nature s’éveillant au chant des oiseaux et la tristesse qui demeure au cœur de l’homme. Dans ce 3ème scherzo de la symphonie, la lucidité du premier chant a laissé place à l’hallucination.

Enfin dans le 6ème et dernier mouvement, « L’adieu » , presque aussi long que les cinq précédents mouvements combinés, Philippe Herreweghe installe un climat poétique et désenchanté, l’Orchestre des Champs-Élysées soulignant avec subtilité les contrastes poignants du texte par une alternance incessante des mode majeur et mineur,  les sons graves issus des abîmes de l’orchestre résonnant comme un glas funèbre. L’approche de la mort est perceptible, dans chaque note murmurée. Par une voix paisible et contrôlée, Michèle Losier, dans ce dernier mouvement divisé en trois parties, nous fait passer progressivement des visions crépusculaires offertes par la nature, à un instant d’échange entre les deux amoureux qui doivent se quitter puis, après un interlude orchestral, au dernier adieu qui nous fait véritablement goûter à un moment d’éternité, souligné par la répétition du mot allemand « Ewig »  (« Éternellement » ) balbutié comme une sorte de mantra, accompagné d’accords soutenus par l’orchestre, qui comprend la mandoline,  les  harpes et le célesta. Benjamin Britten disait de l’accord final qu’il laissait « une impression désespérée de déchirement où la musique se perd dans le silence » . Philippe Herreweghe, par une longue désintégration de la texture musicale,  matérialise cette dissolution, les sons s’évaporant dans le ciel vers un horizon infini. Il réussit à rendre l’atmosphère souhaitée par Mahler qui a annoté de sa main dans la partition : « Gänzlich ersterbend »  (« Tout à fait mourant » ). Il exhale de la voix de Michèle Losier une infinie douceur dans ce suprême adieu qui se fait déchirant lorsqu’elle nous mène aux limites de cet entre-deux qui sépare la vie et l’au-delà. A la manière d’un adieu définitif, cette dernière mesure qui s’évanouit dans l’éternité n’est pas sans rappeler l’accord final du second mouvement du Concerto d’Aranjuez que Joaquin Rodrigo composa en 1939.

L’absence de Magdalena Kožená, souffrante, nous a permis de découvrir Michèle Losier, chanteuse canadienne, qui l’a remplacée pour ce concert unique et dont on ne peut louer assez la qualité de voix, le phrasé, et l’intelligence de la partition. Et Andrew Staples, par la beauté et la puissance de sa voix fut en tous points digne d’une telle partenaire.

Philippe Herreweghe de même que les musiciens de l’Orchestre des Champs-Élysées méritent des louanges sans réserve pour leur interprétation magistrale de ce Chant de la Terre.


On ne peut que souscrire aux propos d’Alban Berg qui dira en découvrant la partition : « Ça vaut quand même la peine de vivre pour un pareil moment !  »  Si Mahler concevait le Chant de la Terre comme une Panacée, la recette qui rend immortel, l’Orchestre des Champs-Élysées, Michèle Losier et Andrew Staples, sous la conduite de Philippe Herreweghe, relèvent le défi de rendre visible l’invisible et de suspendre le temps. ♥♥♥♥♡

Edouard Garnier


Théâtre des Champs-Élysées

Le 15 mai 2022

Le Chant de la Terre de Gustav Mahler

Orchestre des Champs-Elysées

Philippe Herreweghe | direction
Magdalena Kožená | mezzo-soprano
Andrew Staples | ténor


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