Critique Place de la République
mise en scène Clément Hervieu-Léger
Au Lucernaire, Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, met en scène Place de la République, sa deuxième pièce. Une jolie rencontre entre deux êtres mélancoliques ( Voir l‘interview vidéo de Clément Hervieu-Léger sur la chaine YouTube de M La Scène ).
La Grâce des souvenirs
Tout en haut du Théâtre du Lucernaire, se trouve une petite salle appelée Le Paradis. On y accède par un escalier charpenté de bois, puis, par un autre, plus petit, dissimulé. « Le Paradis se gagne » est une phrase que les murs ont dû entendre à de nombreuses reprises. Le nom est aussi porteur de promesse. Celle d’un ravissement à venir. Place de la République, de et mis en scène par Clément Hervieu- Léger en relève le défi.
Quand le public entre, une jeune femme (Juliette Léger) paraît s’extraire de la file des spectateurs pour s’installer sur scène. Elle pose son sac à dos sur l’unique élément du décor. Un banc public, banal, comme ceux qui rythment l’aménagement des places et des jardins urbains. La jeune femme s’assoit, croque une pomme, sort une gourde, boit. Chacun de ses gestes, des plus ordinaires, s’effectue pourtant comme si elle scrutait des mouvements au loin. Elle s’arrête, suspend ce qu’elle faisait et parfois sourit. Un léger bruit de fond se perçoit. Les bruits d’une circulation, de klaxons, mais en sourdine. Ils s’éteignent très vite.
C’est bien, pourtant, Place de la République, au cœur de la capitale, dans ce lieu a priori bruyant, chargé de nombreuses luttes et de manifestations citoyennes et politiques, que Clément Hervieu-Léger installe l’action. Dans cet endroit de passage et de mémoire, une femme (Juliette Léger) et un homme (Daniel San Pedro) vont se rencontrer. Marqués par l’absence de ceux qui ont traversé leur vie, ils vont, le temps d’une heure, partager avec grâce leurs souvenirs.
Retenir l’instant fugace
Clément Hervieu-Léger dit avoir emprunté les trois répliques qui ouvrent Place de la République, à la pièce de Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, dont il avait assuré la mise en scène à l’Odéon. « Pardon, Excusez-moi » « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je prends des photos de tous les gens que je rencontre. »
Le choix n’est pas anodin. La photographie fixe le présent et entretient la mémoire de ce qui a disparu ou de ce qui peut se perdre. Saisir et enfermer une image peut donner l’illusion qu’on peut retenir l’instant. Pourtant, ainsi que l’écrit Lagarce, « toute la multitude des gens rencontrés‚ croisés‚ une nuit‚ une heure‚ dix minutes‚ juste un regard‚ on ne saurait les retenir‚ le train redémarre et on ne saurait les retenir. » En prenant une photo volée de la jeune femme sur le banc, l’homme entre en contact avec elle. Il arrête un moment le flux inexorable qui emporte les vivants et les morts. Ensemble, comme s’ils se connaissaient de longue date, ils vont, dans un temps comme suspendu, évoquer leurs absents et leurs fêlures.
Pour la jeune femme, c’est Anne, une amie chère, qui s’est donnée la mort. La culpabilité et le vide laissé par son amie la fait encore chercher sa silhouette dans la foule. Le parfum qu’elle portait la bouleverse, lorsqu’elle le retrouve sur une autre. L’homme, lui, est hanté par Tegato, rencontré à Harar, alors qu’il partait sur les traces de Rimbaud en Abyssinie. Ce « frère » de cœur l’a trahi et abandonné au chagrin de son absence.
« Mais l’amour infini me montera dans l’âme »*
Cette pièce « sans éclat » telle que la définit Clément Hervieu-Léger, faite « de souvenirs et de sensations racontés » séduit, notamment, par la grâce des interprètes, le naturel de leur jeu. Au plus proche des spectateurs, les deux comédiens livrent une partition toute en nuance, intime et profonde. Juliette Léger et Daniel San Pédro tissent ensemble un moment hors du temps, empreint de mélancolie et de poésie. Ils rendent palpable le manque laissé par les absents, ceux qui ont traversé leur vie, ceux qui ont disparu ou qui les ont oubliés.
Chacun à leur tour, ils se racontent. Leurs récits sont rythmés, à la fois par deux poèmes de Rimbaud « Ma Bohème » et « Sensation« , qu’ils disent de concert et par un joli moment dansé sur Veridis Quo de Daft Punk. Quelque chose de juvénile se dégage de leur interprétation, une candeur, la délicatesse de l’enfance. Si la nostalgie se fait entendre, c’est sans amertume. « Mais l’amour infini me montera dans l’âme » , les mots de Clément Hervieu-Léger sont un parfait écho au vers de Rimbaud. Car, l’amour, malgré le manque et l’absence, reste vivace. Comme une étincelle précieuse à entretenir à travers le souvenir.
A la fin de la pièce, les deux personnages prennent leur portable et s’absorbent ensemble dans la liste de leurs contacts. Une plongée dans le souvenir à travers le prénom de ceux qui ont traversé leurs vies. Au fil des lettres qui défilent, s’egrène un abécédaire intime. Comme une invitation, en creux, pour le spectateur ainsi que le dit Clément Hervieu-Léger « à revisiter leurs propres vies » .
Place de la République, la pièce délicate de Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, portée par deux interprètes sensibles, est à voir au Lucernaire.
Place de la République
15 mai au 30 juin 2024
Texte et mise en scène de Clément Hervieu-Léger de la Comédie Française.
Avec Juliette Léger et Daniel San Pedro
Lumières Alban Sauvé
Costumes Caroline de Vivaise
Production La compagnie des Petits Champs
*Vers tiré de « Sensation » d’Arthur Rimbaud, mars 1870
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