Critique Les Émigrants

Mise en scène Krystian Lupa

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Critique Les Emigrants
Copyright Simon Gosselin

Après l’annulation à la Comédie de Génève et au Festival d’Avignon, Les Émigrants, le spectacle de Krystian Lupa s’offre, finalement, au public, à l’Odéon. Le metteur en scène polonais adapte deux récits du roman de W. G. Sebald et parvient, avec quelques longueurs, à dessiner les contours flous d’une mémoire perdue qu’il s’agit de réinventer.

Les traces fantomatiques de la mémoire

Mort en 2001, l’écrivain W. G. Sebald, de nationalité allemande, avait quitté dès l’âge de vingt-deux ans sa terre natale pour s’exiler en Angleterre. Le jeune homme ne supportait plus l’amnésie des Allemands qui, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, semblaient avoir perdu la mémoire des atrocités commises. Par ses romans, dès lors, W. G. Sebald n’aura de cesse d’interroger la notion de traces pour tenter d’exhumer la mémoire perdue de ceux qui ont disparu, notamment, celle des juifs allemands.

Les Émigrants se présente comme une autofiction. Le narrateur, comme son auteur, choisit de se prénommer Max et refuse qu’on l’appelle Winfried, son prénom de naissance qui, selon lui, s’apparente à celui d’un nazi. Constitué de quatre récits qui relatent le destin tragique de personnes qui ont dû s’exiler, le « roman » avance à la recherche des traces laissées par ces êtres qui appartiennent à un monde disparu. A partir de photographies, de témoignages de proches, de carnets de voyages ou de simples mots laissés sur une table, le narrateur fouille les ruines de la mémoire pour lutter contre les sables de l’oubli.

Krystian Lupa choisit de porter sur scène deux de ces récits. Celui consacré à Paul Bereyter, l’ancien instituteur du narrateur et celui d’Ambros Adelwarth, son oncle. Les deux personnages ont eu un destin tragique. L’un, de retour en Allemagne, finit par se suicider en se couchant sur une voie ferrée. L’autre, homosexuel, choisit de s’enfermer dans un asile psychiatrique et de se soumettre régulièrement à des électrochocs. Comme le narrateur, Krystian Lupa met en scène les traces fantomatiques de ces êtres qui ont disparu et dont il reste peu de choses.

La porosité des mondes

Le spectacle Les Émigrants, d’une durée de quatre heures, se décompose en deux parties, chacune consacrée à la tentative de reconstitution de l’itinéraire d’un personnage, celui de Paul, puis, celui d’Ambros. L’engagement de Krystian Lupa autour du texte de W. G. Sebald a été total Il en assure l’adaptation, la scénographie, la mise en scène et la lumière. Pour retranscrire cette difficile quête des traces, des souvenirs, le metteur en scène organise une belle porosité entre le présent du plateau et des bribes d’un passé flou qui essayent d’être réactivées par les personnages.

Un rideau transparent sert d’écran, d’écran à une vérité qui échappe, et d’écran de projection. Bordé d’une ligne lumineuse rouge, comme souvent dans les créations du metteur en scène polonais, le voile délimite le plateau et hisse une frontière avec la salle, hors du monde flou qui se déploie sur scène. Sur le rideau, qui monte, se baisse ou s’arrête à mi-parcours, des séquences filmées font exister des images qui ne sont finalement que des reconstitutions fictives opérées par les personnages sur scène. Très beaux instants où les personnages sur le plateau lèvent leurs regards vers l’écran à mi-hauteur comme s’ils se perdaient dans des scènes imaginaires.

Les lumières crépusculaires sur scène s’opposent à la netteté des images projetées ( scènes d’extérieur dans des bois, près de rails de chemin de fer, personnages errant dans des ruines, instants récréés au sein d’une salle de classe, plans lors d’une visite d’un asile…) ou à celles des photographies qui servent d’ancrage à la recherche du passé.

Se fondre dans les morts

Les acteurs évoluent dans un décor aux murs sombres bordés de fenêtres en ogive. La boite n’est pas fermée et s’apparente, en hauteur, à un espace en ruine dont une partie aurait disparu. Néanmoins, au gré de l’avancée du spectacle, les surfaces se teintent des couleurs des lieux évoqués : gris de la chambre de Paul, rose de l’appartement de la tante, orangé pour celle à Jérusalem, blanc pour la salle des électrochocs. L’espace premier parfois se transforme pour devenir in situ la recréation d’un lieu du passé. Ainsi, la scène qui permet de voir l’instituteur (Manuel Vallade) auprès de ses élèves existe par le cinéma et se poursuit sur le plateau.

Dans ce décor réel ou recomposé par l’image, les comédiens paraissent prisonniers d’un univers ouaté qui aurait perdu toute consistance. Semblables à des présences fantomatiques, ils parviennent à transmettre la souffrance qui les taraude. Munis de micros, leur voix n’est souvent qu’un souffle. Trop peut-être, parfois. Parmi ces êtres en errance, de passage, émergent des figures sensibles qui captent l’intérêt. Mélodie Richard prête sa grâce à Helen, l’amie juive de Paul, déportée, dont la photographie clôt la première partie. Pierre-François Garel et Aurélien Gschwind qui interprètent Ambros et son jeune amant dépressif, Colom Solomon, touchent. Une grande délicatesse émane de ce couple comme hanté par la mort.

Le narrateur du roman Les Emigrants de W. G. Sebald dit à un moment :  « Cet après-midi-là, je tournai et retournai les pages de l’album, d’avant en arrière, d’arrière en avant, et je n’ai depuis cessé de le refeuilleter, car à regarder les photographies qu’il renferme, il me semblait effectivement et il me semble encore aujourd’hui que les morts reviennent ou bien que nous sommes sur le point de nous fondre en eux. »  Krystian Lupa réussit au plus haut point à rendre palpable cette porosité entre la vie et la mort. Mais, le temps qui semble parfois s’étirer à l’extrême, nuit à l’intensité de certaines scènes. Comme si tout se dissolvait dans un bain cotonneux.

Malgré quelques longueurs, Les Émigrants, la dernière création de Krystian Lupa frappe par sa mise en scène au cordeau et la beauté de ses images. Un monde disparu paraît se recomposer et se dissoudre dans le même temps. Les traces fragmentaires de l’histoire tragique du XXe siècle se dessinent en creux.

Les LM (elle aime) de M La Scène : LMMMMM

Les Émigrants

Odéon-Théâtre de l’Europe

13 janvier – 4 février

d’après les récits « Paul Bereyter » et « Ambros Adelwarth » in Les Émigrants de W. G. Sebald
écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa
collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb

avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier

création musicale Bogumił Misala

création vidéo Natan Berkowicz
costumes Piotr Skiba
directeur de la photographie Nikodem Marek
assistant à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk et assistante stagiaire à la mise en scène Juliette Mouteau
assistant réalisateur Jean-Laurent Chautems /assistant à la vidéo Stanislaw Paweł Zieliński
assistant lumière Arnaud Viala / assistant scénographie et accessoires Terence Prout
assistante costumes Karine Dubois
fabrication du décor Ateliers de la Comédie de Genève
et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe


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