Critique Le Misanthrope

mise en scène Clément Hervieu-Léger

Photo Brigitte Enguerand
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Le Misanthrope
© Christophe Raynaud de Lage

 

A la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger reprend Le Misanthrope. Finesse et rigueur esthétique servent pleinement la profondeur du texte. En sculptant un espace clos, semblable parfois aux peintures d’Edward Hopper, le metteur en scène, offre à Loïc Corbery, bouleversant Alceste, un écrin glacé qui reflète ses tourments et magnifie ses contradictions.

Le Misanthrope : Un coeur saturé d’ombres

Décembre 1665. Molière chancelle. Le théâtre ferme. La scène elle-même retient désormais son souffle. Le mal qui le terrasse demeure obscur. On parle de fatigue, de cabale, de soupçons conjugaux. Rien n’est sûr mais l’inquiétude demeure.

Pourtant, la période n’est pas sombre. La troupe vient d’être consacrée par Louis XIV. La faveur royale protège et rassure. Mais une faille s’ouvre ailleurs. Racine, le jeune tragédien, ami de toujours, crée chez Molière une brèche douloureuse. En retirant Alexandre le Grand à la troupe du Palais-Royal, il provoque une secousse intime dont nul ne sait mesurer les effets. Le dramaturge tombe malade peu après. La trahison a sûrement creusé son noir chemin.

Cette blessure semble irriguer Le Misanthrope. La pièce devient le miroir d’un cœur meurtri. Alceste s’indigne, fulmine, contre la duplicité du monde. Mais derrière la colère, se tient un homme blessé. Un homme qui ne comprend plus ses semblables. Le texte, nourri de fiel et de tendresse mêlés, distille une sourde mélancolie. L’Atrabilaire amoureux n’est pas qu’un moraliste outré. C’est un être dévasté. Un homme qui n’a plus la force de croire sans trembler. Un cœur saturé d’ombres.

Dans un écrin glacé

Le sous-titre originel, L’Atrabilaire amoureux, est éloquent. Alceste est un homme noirci par la bile. Un cœur traversé de contradictions. Il hait les hommes et aime une femme. Pas n’importe laquelle, Célimène, la plus coquette, et peut-être la plus libre. Il pourfend le monde et s’y attache encore. Ce dédoublement nourrit la profondeur du personnage. Sa misanthropie est une défense. Une réaction presque physiologique à la déception, au mensonge, à l’artifice. La confiance accordée trop vite s’est muée en désillusion. Et de cette plaie découle un rejet du genre humain. Presque entier.

Dans la mise en scène de Clément Hervieu-Léger, ce rejet ne s’exerce pas dans le vide. Soutenu par la scénographie d’Eric Ruf, il prend place au cœur d’un monde clos, un salon, semblable à un écrin glacé. Le grand espace gris est rythmé par quatre escaliers. Chacun d’eux débouche sur un endroit qui échappe à la vue. Les moulures défraîchies rappellent un passé jadis splendide, désormais éteint. Les trois grandes fenêtres de fond de scène ne paraissent donner sur rien. Seuls quelques sons d’oiseaux ou l’aboiement lointain d’un chien témoignent parfois de la présence d’un jardin proche.

Quand les spectateurs s’installent, Alceste, magnifiquement incarné par Loïc Corbery, est déjà là. Seul. déjà pensif et inquiet. L’ensemble des meubles est recouvert de draps, comme si la vie avait déjà déserté le lieu. Pour pianoter, il doit repousser le linge qui protège l’instrument de la poussière. La grisaille et la solitude règnent, comme un écho à son humeur. Alceste erre déjà comme un homme en trop dans ce décor.

Celui-ci reproduit aussi l’image d’un monde fané où il n’est plus possible de respirer. Le lustre qui descend lors du repas chez Célimène n’éclaire que perfidie et faux semblants. Quant aux étais de métal qui soutiennent en hauteur les éléments, ils deviennent, par le jeu d’ombre et de lumière, les barreaux d’une prison qui enferment inexorablement les personnages.

Un hommage à Edward Hopper

Cet enfermement se traduit également dans les déplacements d’Alceste. Clément Hervieu-Léger pousse scéniquement le personnage dans les extrêmes. Ainsi, voit-on Loïc Corbery, flirter dangereusement avec le vide. Il longe avec rapidité le bord du plateau, se réfugie dans les coins en avant-scène. Au cours de la pièce, le corps du comédien se recroqueville également comme celui d’un enfant perdu. Il semble vouloir disparaitre au monde. D’abord, quand l’espoir l’anime encore, dans les bras de Célimène, puis, dévasté, dans l’embrasure d’une fenêtre. La présence magnétique de Loïc Corbery, dans le rôle d’Alceste, confère au personnage, à n’en pas douter, une vulnérabilité et une puissance indéniables.

Mianthrope
© Christophe Raynaud de Lage

Face à lui, Adeline d’Hermy campe Célimène. Une jeune femme qui use de son esprit à la fois pour briller dans le monde mais aussi s’y faire une place. Habillée d’une robe orangée dans les dernières scènes, sa tenue tranche sur le plateau. Elle évoque, par le jeu des tableaux qui s’organisent sur scène, les peintures d’Edward Hopper. On pense inévitablement à « Room in New York »  ou « Nighthawks » . Loin de se laisser emprisonner dans un cadre, comme les personnages du peintre américain, Célimène s’en libère.

La couleur de sa robe fait écho aux deux autres points lumineux qui réchauffent un endroit de la scène. Si tout concourt à la stigmatiser sous le joug des accusations des marquis ou de celle d’Alceste, la mise en scène de Clément Hervieu-Léger la place de dos, droite, face à tous. Au tribunal des aigris, elle répond en demeurant insaisissable. Une façon pour elle de garder sa liberté.

Dans cet endroit étouffant, aux hypocrisies acerbes, Clément Hervieu-Léger place, de surcroît, habilement ce microcosme sclérosé sous le regard des domestiques. Ils baissent encore la tête lorsqu’un maître les regarde. Mais, la dernière image révèle qu’eux aussi peuvent se saisir d’instruments de musique pour pianoter à leur guise.

Dans cet univers ciselé avec une précision quasi picturale, Clément Hervieu-Léger révèle la brûlante modernité du Misanthrope. Avec une intelligence sensible, la mise en scène met en lumière la fragilité des êtres autant que la beauté sombre de leurs déchirures.


Le Misanthrope 

de Molière

Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Scénographie : Éric Ruf

Distribution

Avec la troupe de la ComédieFrançaise:  Éric Génovèse Philinte, Alain Lenglet Basque, Florence Viala Arsinoé, Christian Gonon* Du Bois, Loïc Corbery Alceste, Serge Bagdassarian Oronte, Nicolas Lormeau* Du Bois, Adeline d’Hermy Célimène, Claire de La Rüe du Can Éliante, Yoann Gasiorowski* Clitandre, Birane Ba* Clitandre, Sefa Yeboah Acaste et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Chahna Grevoz, Lila Pelissier, Sara Valeri Domestiques Hippolyte Orillard Un garde Alessandro Sanna Un domestique

Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Musique originale : Pascal Sangla
Son : Jean-Luc Ristord
Coiffures : Fabrice Elineau
Assistanat à la mise en scène : Juliette Léger
Assistanat à la scénographie : Dominique Schmitt


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