Critique La Peur
Mise en scène Elodie Menant
A La Scala Paris, Élodie Menant reprend, pour seize représentations exceptionnelles, sa création La Peur, librement adaptée d’une courte nouvelle de Stefan Zweig. La mise en scène inventive et alerte offre au spectateur – à l’instar des tableaux d’Edward Hopper ou du film Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock- , une plongée volontairement indiscrète dans la sphère privée d’un couple, que les mensonges vont pervertir (Voir l’interview vidéo d’Élodie Menant mené par M La Scène à la Scala Paris)
Les battements d’un coeur affolé
La courte nouvelle de Stefan Zweig date de 1920. En une cinquantaine de pages, La Peur retrace l’histoire d’une femme adultère, en proie à l’angoisse que son secret soit découvert. Irène, mère de deux enfants, est mariée à un avocat qui la délaisse au profit de son travail. Par désoeuvrement, elle a une courte aventure avec son professeur de piano. Mais bientôt, une femme la traque, menaçant de tout révéler à son mari. En échange de son silence, la femme exige des sommes de plus en plus exorbitantes. Irène, prise au piège des mensonges qu’elle doit sans cesse inventer et de son impossibilité à payer et à parler, sombre dans des tourments névrotiques grandissants. L’omniprésence de la peur confère à la nouvelle des accents de thriller psychologique jusqu’à la révélation finale.
Élodie Menant s’empare du récit Stefan Zweig pour le porter sur scène. Ce qui l’intéressait, dit-elle, était « de travailler la notion de suspens au théâtre, en ayant pour référence le film d’Hitchcock, Fenêtre sur Cour, en nous immisçant dans la vie d’un couple. Et d’interroger un thème qui paraît simple et habituel, celui de l’adultère afin d’en montrer la complexité. » Élodie Menant en propose une réécriture tout à fait convaincante.
Au théâtre, il faut des répliques qui puissent être prises en charge par les acteurs. La difficulté de l’adaptation théâtrale consistait à traduire par des dialogues, ce qui était chez Zweig, la description des affres de la psyché d’un seul personnage, Irène. « Elle devenait malade. Parfois, elle avait des battements de cœur si violents qu’elle était subitement obligée de s’asseoir ; une lourdeur trouble envahissait ses membres, les rendait las et presque douloureux » . Pari réussi pour Elodie Menant, qui parvient même à étoffer la chute de la nouvelle, qu’elle jugeait un peu « sèche« .
Entre Hopper et Hitchcock
L’esthétique choisie pour La Peur est volontairement celle des années cinquante. Les costumes (Cécile Choumiloff ) renvoient aux silhouettes féminines et élégantes qui hantent les films d’Alfred Hitchcock. Jupes amples, tailles cintrées, étoffes soyeuses, collier de perles, évoquent les tenues portées par Grace Kelly. Quant au décor ( Olivier Defrocourt), il place, dès les premiers moments de la représentation, le spectateur en position de voyeur. Le couple, Irène ( Hélène Degy ) et Fritz ( Aliocha Itovich) se découvre dans son quotidien. Cette intimité est vue, de l’extérieur, à travers les ouvertures ménagées dans des panneaux, comme à travers l’embrasure de fenêtres.
En cela, le décor convoque à la fois, le film d’Hitchcock, Fenêtre sur Cour, où le protagoniste observe la vie de ses voisins à travers son objectif, mais aussi, les tableaux du peintre américain, Edward Hopper. On pense à Chambre à New York ou Fenêtre de nuit, où les cadrages et le point de vue extérieur, soulignent l’indiscrétion du regard posé sur la scène vue. On sait d’ailleurs combien ce peintre a pu nourrir la filmographie de Hitchcock. L’angoissant Bates Motel dans Psychose doit beaucoup au tableau de Hopper House by the Railroad.
Dans La Peur, mise en scène par Élodie Menant, le décor devient en quelque sorte, le « quatrième personnage » de la pièce. Les panneaux amovibles, maniés à vue par les acteurs, accompagnent et soulignent l’avancée de la tension psychologique, Ils révèlent selon leur positionnement, un univers domestique étriqué qui enferme, un espace psychique oppressant que la folie nourrit, ou l’éclatement du couple quand la vérité se fait jour.
Au coeur de ce qu’il faut appeler une descente aux enfers, les trois comédiens jouent une intense partition qui ne faiblit à aucun moment. Hélène Degy, notamment, parvient à rendre palpable la peur qui étreint le personnage d’Irène, les tourments qui l’agitent, le désespoir tragique qui ravage son esprit au point de lui faire envisager le pire. Face à elle, Aliocha Itovich campe un mari capable de la pire perversion.
La Peur, adapté librement d’une nouvelle de Stefan Zweig, mis en scène avec finesse par Élodie Menant, maintient le suspens jusqu’à la dernière minute et offre une chute brutale mais dont chacun pourra imaginer les prolongements.
Les LM de M LA SCÈNE : LMMMMM
La Peur
Du 5 avril au 10 mai 2024
Librement adaptée de La Peur de Stefan Zweig
Adaptation et mise en scène Elodie Menant
Avec Hélène Degy en alternance avec Elodie Menant, Aliocha Itovich en alternance avec Arnaud Denissel, Ophélie Marsaud
Décor Olivier Defrocourt Costumes Cécile Choumiloff Lumières Olivier Drouot
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