Critique Anatomie d’un suicide
Mise en scène Christophe Rauck

Le Théâtre Nanterre-Amandiers offre une expérience théâtrale d’une belle intensité avec Anatomie d’un suicide, la pièce de l’autrice britannique Alice Birch, mise en scène par Christophe Rauck. Le spectacle, porté par trois comédiennes incandescentes, explore les traumas familiaux à travers une construction dramatique virtuose.
Polyphonie et exigence
Dans Anatomie d’un suicide, Alice Birch réinvente la forme dramatique en croisant les destins de trois femmes sur trois générations différentes. Une mère, sa fille et sa petite-fille, se racontent simultanément sur scène, évoluant dans des espaces-temps distincts mais étroitement liés. Des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, leurs histoires s’entrelacent, offrant un regard poignant sur la transmission des blessures familiales. Les thématiques de la maternité, de l’accouchement et de leurs conséquences, peu traitées au théâtre selon la dramaturge anglaise, deviennent le noeud de l’intrigue.
Carol, Anna, Bonnie. Les trois prénoms portés par le vent des décennies témoignent d’une même quête : un apaisement qui semble insaisissable. L’autrice britannique tisse une toile délicate et incisive où passé, présent et futur se superposent, se frôlent, s’enlacent. Dans ce labyrinthe intime de mots et de silences, les existences se répondent, éclairant les fêlures invisibles qui traversent le fil des lignées familiales. Au début déroutante, la polyphonie s’épure peu à peu, révélant des échos troublants.
De façon tout à fait originale, le temps, qui s’étire et se suspend, met en scène les fantômes qui hantent les personnages. Ainsi, les suicides de Carol et d’Anna semblent inéluctables, car Anna et Bonnie évoluent déjà sous leur influence avant même qu’ils ne se produisent. Parallèlement, la simultanéité de certaines actions permet de figer des instants de lien fugaces. Anna danse la veille de son mariage, comme sa mère seule dans sa cuisine.
Au service de l’émotion
Christophe Rauck réussit un tour de force en donnant vie à cette architecture complexe. Comme le metteur en scène l’indique, il s’agissait de monter seize tableaux dont douze présentent trois scènes qui se jouent en même temps. Pour Christophe Rauck, Anatomie d’un suicide est « une pièce rare » . Alice Birch explore l’héritage invisible des douleurs enfouies qui passent par l’enfant. Celles qui sautent parfois une génération et dont sont porteurs malgré eux, les petits-enfants.
Dix comédiens incarnent vingt-sept personnages avec une justesse remarquable. Mais c’est le trio central – Audrey Bonnet, Noémie Gantier et Servane Ducorps – qui capte la lumière. Elles donnent chair aux tourments de femmes aux prises avec les diktats sociaux et les blessures héritées, oscillant entre espoir et résignation. Leur jeu, d’une belle intensité, évoque des âmes en quête de liberté, cherchant à s’extraire d’une réalité qui les enferme. Portées par l’alchimie du collectif et la subtilité du travail scénique, les comédiennes font vibrer ce récit intime et universel. Dans les dernières scènes, Bonnie interprétée par Servane Ducorps, accomplit un acte radical salvateur pour elle. La comédienne sidère par l’acuité et la puissance de son jeu.
L’éphémère et la trace
La direction méticuleuse de Christophe Rauck transforme les scènes en un espace mouvant où tout se métamorphose et se répond. Au cœur du dispositif, la scénographie d’Alain Lagarde se fait fluide et mobile, accompagnant l’entrelacement des récits sans jamais les figer. Un grand tapis de danse blanc occupe l’avant scène. Mais, cet élément fort est sans cesse redessiné par des rectangles et les carrés de lumières qui modifient et rythment l’espace. Quand au mapping qui anime le mur du fond, créé par Arnaud Pottier, il dynamise le décor et contribue à l’affranchir d’un réalisme qui aurait alourdi l’ensemble.
Les lumières d’Olivier Oudiou jouent sur la transparence et l’évanescence, projetant des ombres fantomatiques qui hantent l’espace scénique, comme les esprits de ceux qui l’habitent. Elles enveloppent les corps, soulignent les absences, comme si les souvenirs eux-mêmes s’invitaient sur le plateau. Les costumes de Coralie Sanvoisin, ancrent par la couleur chaque personnage dans son époque, mais participent à cette sensation d’un passé qui persiste. Ce spectacle, d’une exigence rare, ne laisse rien au hasard.
Anatomie d’un suicide
20 mars — 19 avril 2025
Texte Alice Birch
Mise en scène Christophe Rauck
Traduction Séverine Magois
Avec Audrey Bonnet, Eric Challier, David Clavel, Servane Ducorps, Noémie Gantier, David Houri, Sarah Karbasnikoff, Lilea Le Borgne, Mounir Margoum, Julie Pilod
Dramaturgie et collaboration artistique Marianne Ségol-Samoy
Scénographie Alain Lagarde
Musique Sylvain Jacques
Lumière Olivier Oudiou
Costumes Coralie Sanvoisin
Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar
Vidéo Arnaud Pottier
Stagiaire assistant à la mise en scène Achille Morin
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