Portrait de l’artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78)
Texte et mise en scène Davide Carnevali
Comment raconter l’Histoire sans en figer le sens ? Portrait de l’artiste après sa mort, (France 41 _ Argentine 78) de Davide Carnevali, présenté actuellement au Théâtre de la Bastille, propose un théâtre en perpétuelle réinvention. Les récits individuels et collectifs se croisent pour interroger la mémoire des dictatures. Entre fiction et réalité, le spectacle offre une réflexion sur les mécanismes de l’oppression et le rôle du théâtre comme outil critique et participatif.
Un spectacle gigogne
Portrait de l’artiste après sa mort de Davide Carnevali est en tous points un spectacle gigogne. Il s’agit, en premier lieu, d’une œuvre en constante réécriture, adaptée aux contextes historiques des pays où elle est jouée. Ce processus reflète la volonté de relier les mémoires collectives à des récits individuels, comme celui des disparus de la dictature argentine ou des ombres du régime de Vichy en France. (France 41 – Argentine 78) complète ici le titre. Chaque version de la pièce dialogue avec le passé tout en interrogeant le présent. Davide Carnevali déconstruit les mécanismes narratifs pour offrir un espace de réflexion. Plutôt que d’imposer un discours, il engage le spectateur à construire son propre point de vue, contrastant avec les idéologies qui figent la pensée.
Porté malicieusement par Marcial Di Fonzo Bo, le spectacle raconte, à la première personne, l’enquête de l’acteur autour d’un bien confisqué par la junte argentine. Une lettre reçue à son adresse est le point de départ de son voyage. Elle émane du Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme de Buenos Aires. Un jugement vient d’être prononcé concernant la réaffectation d’un appartement accaparé après la « disparition » en 78 de son propriétaire, Luca Misiti, un musicien. Une faute dans l’écriture du prénom du comédien sur l’enveloppe sème le doute. S’agit-il de lui ou d’un autre ? Marzial peut-il être Marcial ?
A la manière de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, et de son célèbre Fictions, les fausses pistes vont se multiplier dans Portrait de l’artiste après sa mort. Une façon d’interroger le pouvoir du langage. Mais aussi de questionner la complexité du réel et les traces illusoires laissées par sa représentation.
La falsification du réel
La falsification du réel s’organise dans la scénographie même. L’appartement du musicien, appelé « Luca Misiti » occupe la moitié du plateau. Placé sur une estrade, le lieu s’affiche avec évidence. Chaque détail semble exact, confirmé par des photos retrouvées et projetées en direct sur un écran par une petite caméra. Le public est même amené à devenir un témoin de cette fausse réalité lorsque Marcial Di Fonzo Bo confie à quelques spectateurs ces photographies.
Parallèlement, en avant-scène, des caisses en bois, celles du Piccolo Teatro di Milano, inscrivent l’acte théâtral dans la fiction. Au début de la représentation, tandis que le public entre, des accessoiristes extraient de ces caisses des éléments du décor, comme si la mise en place n’était pas encore finie. Au terme du spectacle, ils interviennent encore pour ranger et déposer de petites fiches auprès des objets placés sur les caisses en bois. Éclairées par des rayons lumineux, celles-ci deviennent des présentoirs.
Par un retournement des apparences, le plateau se transforme alors en musée. Les spectateurs apprennent que l’appartement n’était qu’une maquette et sont invités à quitter leurs sièges pour se rendre au plus près de ce qui est donné à voir. Chacun peut se pencher sur ces traces, que l’on expose comme des preuves. Mais celles-ci ne sont que des leurres, savamment construits par Davide Carnevali, au coeur de la représentation.
La mort de l’artiste
Dès son entrée en scène, face public, avec un naturel désarmant et plaisant, Marcial Di Fonzo Bo annonce que, en l’absence de texte écrit, les mots portés sur le plateau, seront les siens. Âpre responsabilité, indique-t-il. Pourtant l’auteur, Davide Carnevali, signe bien ce monologue, d’ailleurs, disponible aux éditions Les Solitaires intempestifs. Celui-ci est dit sur scène à la virgule près, jusqu’à la prise de parole finale, en forme de happening.
Au terme de la représentation, en effet, un communiqué, faussement rédigé à la demande du théâtre, est lu par Manuela Beltrán Marulanda. La comédienne et assistante à la mise en scène rebat à nouveau les cartes truquées de la fiction. La jeune femme évoque des libertés prises avec l’Histoire et pose la question cruciale qui a taraudé tous les acteurs de la représentation : fallait-il monter la pièce alors que le metteur en scène et auteur était mort ? Ultime mystification puisque Davide Carnevali vient saluer avec les autres intervenants de la pièce.
De la même manière, le musicien Gianluca Misiti, figure fantomatique revenue de l’ombre, s’assoit au piano. L’artiste, bien réel, joue un morceau de sa composition, dans l’appartement qui, nous a-t-on dit, fut le sien avant son enlèvement. A travers cet enchevêtrement de strates fictionnelles, se dessine en creux l’impossibilité à restituer ce qui n’est plus. Notamment l’humaine présence et l’oeuvre des artistes « disparus » sous les régimes fascistes ou totalitaires.
Portrait de l’artiste après sa mort de Davide Carnevali, en jouant sur le apparences, ne cesse de déplacer les frontières entre le réel et la fiction.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Portrait de l’artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78)
du 15 au 27 novembre
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- Texte et mise en scène Davide Carnevali
- Traduction de l’italien Caroline Michel
- Avec Marcial Di Fonzo Bo
- Scénographie Charlotte Pistorius
- Lumières Luigi Biondi
- Musique originale Gianluca Misiti
- Assistante à la mise en scène
Manuela Beltrán Marulanda - Régie générale et plateau Vincent Bedouet
- Régie son et vidéo Loïc Le Bris
Portrait de l’artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78) de Davide Carnevali – Texte italien (Italie) traduit par Caroline Michel, disponible aux éditions les Solitaires Intempestifs en octobre 2024.
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