Critique La Vegetariana
Mise en scène Daria Deflorian
Aux Ateliers Berthier, la metteure en scène italienne Daria Deflorian propose une adaptation puissante du roman de Han Kang, prix Nobel de Littérature 2024. Une femme décide de ne plus manger de viande. A mesure que son corps se décharne, l’intériorité du personnage se déploie et s’ouvre à un monde onirique saisissant.
Le sang des bêtes et les flammes des arbres
La Végétarienne est le roman qui fit mondialement connaître Han Kang. L’écrivaine sud-coréenne, récemment récompensée en 2024 pour son oeuvre par le prix Nobel de Littérature, façonne des univers singuliers. Il semble que l’intimité y devienne un vaste territoire. Les émotions, d’une intensité aigüe, sont dépeintes avec une précision poignante, mêlant une âpre dureté et une forme inattendue de tendresse. Dans cet univers souvent sombre, où la violence émerge à fleur de lignes, un espoir singulier prend forme. Celui d’une conscience qui s’éveille, d’un retour possible à la pleine acuité de la vie.
Dans La Végétarienne, une femme, banale, quasi insignifiante – c’est ainsi que son mari la dépeint- décide, un jour, de ne plus manger de viande. « Avant qu’elle ne commençât son régime végétarien, je n’avais jamais considéré ma femme comme quelqu’un de particulier. » déclare-t-il en ouverture du roman. Yönghye a fait un rêve.
Depuis, elle ne peut plus dormir. Sans cesse, se présentent à ses yeux des scènes sanglantes, où la bestialité règne. Elle refuse, désormais, tout contact avec un produit d’origine animal. La vue et l’odeur de la viande sont une torture. Ne plus manger que du végétal, maigrir au point de se mettre en danger, n’est pas un problème pour elle. En amenuisant son enveloppe charnelle, en s’effaçant, il semble que l’héroïne – uniquement décrite par le regard des autres – souhaite accéder, par la disparition, à une autre existence possible. Hors de la brutalité du monde. Dans « les flammes des arbres » et le tremblement des feuilles.
Rouge, bleu, vert
Dans La Vegetariana, Daria Deflorian s’empare avec force et sensibilité du roman de Han Kang. Aux trois chapitres du roman, répondent trois couleurs qui s’inscrivent en lettres capitales sur l’un des portants en hauteur. Rouge. Bleu clair. Vert. Chacune de ces teintes désigne un « monologue » . Celui du mari (Gabriele Portoghese) emprisonné dans sa vision étriquée et phallocrate. Celui du beau-frère (Paolo Musio) aux désirs déviants, excité par « la tache mongolique » que porte Yŏnghye en bas du dos, et celui de la soeur (Daria Deflorian), hantée par la culpabilité. La dernière prise de parole, un peu longue, il faut le dire, gagnerait à être écourtée.
A la périphérie de ce trio mortifère, Yŏnghye, magnifiquement interprétée par Monica Piseddu, se déplace, apparaît, disparaît. Sa longue silhouette fantomatique semble sortie d’un rêve. La mise en scène de Daria Deflorian donne corps au personnage de la jeune femme, que tous maltraitent et utilisent. Fragile, éthérée, elle incarne pourtant le désir et fascine. La nudité devient un des chemins pour se délester de ce qui lui pèse. La scène durant laquelle le beau-frère dessine à distance sur le corps nu de Yŏnghye, est de toute beauté et d’une grande sensualité. Sur la surface transparente d’un rétroprojecteur, il manie lentement un pinceau fin. Parallèlement, se dessinent des volutes bleues, rouges et vertes, sur la peau blanche de la jeune femme.
Réalité et inconscient
Le destin intime Yŏnghye se joue dans décor réduit à l’essentiel. L’appartement terne aux murs défraîchis n’offre aucune ouverture sur l’extérieur. Un matelas usagé et taché, posé en fond de scène, suggère la chambre. Deux portes ouvrent, d’un côté, sur une cuisine dont on ne voit rien, de l’autre, sur une salle de bain, carrelée de blanc, dont l’une des parois pivote. A l’intérieur de cet espace sans âme, se déploie pourtant tout l’imaginaire intérieur de Yŏnghye, si frêle et si présente.
Les éclairages magnifiques de Giulia Pastore, comme le travail ciselé d’Emanuele Pontecorvo, sur le son, contribuent à créer les contours de cet espace mental en mouvement. Les lumières et les ombres se répondent. Par des projections sur les murs, tout un monde végétal semble prendre, lentement et sourdement, possession du lieu. Les flammes vertes des arbres, le frémissement des feuilles, animent enfin les murs tristes. Les frontières entre la réalité et l’inconscient se brouillent totalement.
La Vegetariana, mise en scène par Daria Deflorian, plonge dans les méandres de l’inconscient et donne vie aux pensées les plus enfouies d’un être tourmenté en quête de lumière. Une réussite.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
La Vegetariana
8 – 16 novembre
d’après le roman d’Han Kang, prix Nobel de littérature 2024
mise en scène Daria Deflorian
dans le cadre du Festival d’Automne 2024
co-création et interprétation Daria Deflorian, Paolo Musio, Monica Piseddu, Gabriele Portoghese
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