Critique L’Amante anglaise
mise en scène Émilie Charriot

Emilie Charriot met en scène L’Amante anglaise de Marguerite Duras avec trois comédiens exceptionnels. Convoqués au cœur d’un ring de parole, les spectateurs sont happés avec force dans un espace envoûtant qui passionne.
Un théâtre de l’essentiel
En 1949, un fait divers sordide secoue la France : une femme apparemment sans histoire, Amélie Rabilloud, tue son mari avant de le découper en morceaux. Surnommée « L’Ogresse de Savigny-sur-Orge » , elle devient un symbole d’effroi et de fascination. Marguerite Duras, captivée par la complexité des âmes tourmentées, s’approprie cet événement pour le transfigurer sur scène. Deux pièces émergent de cette inspiration : Les Viaducs de la Seine-et-Oise en 1960, puis L’Amante anglaise en 1967. Mais l’histoire initiale s’efface peu à peu, donnant naissance à un drame introspectif où la vérité devient insaisissable.
Dans L’Amante anglaise, le réel se diffracte en une fable tragique où l’énigme prime sur les faits. Marguerite Duras brouille les pistes, à commencer par le titre. Nulle maîtresse étrangère dans cette histoire. Juste la plante anodine et odorante, « la menthe anglaise » qui pousse dans le jardin que Claire Lannes apprécie tant. Quant au crime, la victime n’est plus un époux oppresseur, mais une cousine sourde et muette. Assassinée, son corps a été dispersé par morceaux depuis un viaduc.
Dès le prologue, le crime est établi, mais son mobile reste inconnu, comme l’endroit où la tête de la cousine est cachée. L’un des objets de l’interrogatoire est de retrouver cette partie du corps manquante. Mais perdre la tête, c’est aussi être folle, dérailler, comme les trains qui passent sous le viaduc, pourraient le faire. Pour Claire Lannes, ne pas dire où se trouve cette tête, c’est revendiquer son pouvoir d’agir et exister pour qu’on l’écoute.
Vide et tension
La mise en scène d’Émilie Charriot échappe volontairement à une représentation réaliste. L’enjeu ne semble pas être l’action, mais la parole – une parole forte, étrange, décalée, presque irréelle. Les deux protagonistes, Pierre et Claire Lannes livrent leur intimité à un Interrogateur anonyme, dont la fonction apparaît incertaine. S’agit-il d’un juge, d’un enquêteur, d’un journaliste ? Claire interroge celui qui se tient devant elle : “Qui êtes-vous ?” “Suis-je obligée de répondre ?” et fait écho au questionnement du spectateur. Après tout, qui est cet homme qui prétend mener le jeu ?
Émilie Charriot élimine tout artifice afin de recentrer l’attention sur la parole brute et l’affrontement des personnages. La scénographie imaginée par Yves Godin épouse ce choix radical. Un vaste carré blanc, doublé en hauteur par un quadrilatère luminescent, sert de scène. Deux chaises se font face, chacune posée sur l’un des bords. Ce ring de parole verra s’affronter Claire et l’Interrogateur dans la deuxième partie. Le tapis de sol immaculé se prolonge sur une petite volée de marches qui mènent à la salle éclairée.
Car, dans un premier temps, l’échange vigoureux entre le mari et l’Interrogateur, prend vie au cœur des spectateurs. Il en résulte une écoute tout à fait particulière puisque le public ne peut appréhender toute la plénitude de l’échange. Le spectateur ne peut avoir accès à tout ce qui se joue. Ce choix scénique met en relief l’étrangeté du texte et son ambiguïté. Privé de repères scéniques habituels, le spectateur est plongé dans l’inconfort. L’absence de réponses devient un moteur dramatique.
Un trio d’acteurs exceptionnels
Les trois comédiens, Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux et Dominique Reymond insufflent à la pièce une énergie vibrante, faisant de l’affrontement verbal un pur plaisir de jeu. Le trio vibre à l’unisson, porté par une dynamique précise et incisive. Aucune lenteur pesante ne vient entacher le rythme organique des échanges. On sent le bonheur du jeu, l’intelligence du texte pleinement investie, et cette joie presque physique de faire résonner la parole avec une intensité sans artifice.
Nicolas Bouchaud joue avec une vivacité redoutable. Son Interrogateur, non dénué d’humour, n’est ni un juge ni un enquêteur, mais un observateur insatiable qui relance, bouscule, cherche sans relâche une vérité fuyante. Il ne traque pas une confession, mais une faille qui pourrait révéler l’indicible.
Laurent Poitrenaux compose un mari en déséquilibre, entre rigidité et aveuglement. Sa voix se veut tranchante et ferme, mais il paraît ne s’accrocher qu’à des souvenirs parcellaires qui se dérobent. Pierre Lannes ne semble jamais avoir aussi bien porté son nom. On connaît le goût de Marguerite Duras pour l’onomastique. Un cœur de pierre et les œillères d’un âne. Le comédien, par un jeu très vigoureux au cœur du public, place le personnage au banc des accusés.
Face à eux, Dominique Reymond habite Claire Lannes et fascine. Sa présence magnétique, sa voix grave et affûtée, ses silences traversés d’une énergie souterraine, donnent à son personnage une opacité troublante. Chaque mot, chaque geste, semble pesé, chaque regard chargé d’une tension brute, rendant son mystère vivace et saisissant.
En refusant le réalisme au profit d’une parole brute et percutante, Émilie Charriot propose une mise en scène de L’Amante anglaise épurée où l’intensité du verbe et l’engagement des comédiens prennent toute leur ampleur. Cette approche minimaliste magnifie le texte de Duras et transforme l’affrontement verbal en une expérience théâtrale captivante.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
L’Amante anglaise
21 mars – 13 avril
mise en scène Émilie Charriot
avec Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond
dramaturgie Olivia Barron
scénographie, lumière Yves Godin
costumes Caroline Spieth
L’Amante anglaise de Marguerite Duras, Gallimard, Folio théâtre, 2017
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