Critique Portrait de famille
Mise en scène Jean-François Sivadier

Au Théâtre du Rond-Point, Jean-François Sivadier revisite le mythe grec des Atrides avec une jubilante férocité. L’histoire de cette famille maudite antique se déploie en une fresque théâtrale audacieuse et joyeusement irrévérencieuse. Porté par les comédiens de la promotion 23 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Portrait de famille déborde d’inventivité et de puissance dramatique.
La maison des Atrides rouvre… tambours battants
Il fallait oser et Jean-François Sivadier l’a fait. En transfigurant l’histoire sanglante des Atrides, le metteur en scène offre à la tragédie une mue éclatante. Portrait de famille se revendique comme un récit jubilatoire et percutant, où la fureur des passions ne s’apaise qu’au prix d’une lucidité brûlante.
La scène, pensée comme un champ de bataille et un terrain de jeu, se fait arène politique et farce tragique à la fois. On y croise tour à tour Atrée, Thyeste, Iphigénie, Clytemnestre, Agamemnon, Oreste, Achille ou Cassandre. Tous surgis d’un héritage textuel vertigineux allant d’Euripide, Homère, Eschyle et Sénèque, jusqu’à bien sûr Shakespeare. Dans cette relecture ample et foisonnante, Jean-François Sivadier déploie une mécanique théâtrale aussi précise que fantasque. Le ton navigue entre la farce et la gravité, sans que jamais le rire ne se fasse aux dépens de la tragédie mythique.
La scénographie renoue avec une sorte d’artisanat baroque. Des panneaux mobiles, des étendards flottants, des toiles dégoulinantes de sang peint, de petites estrades, des niches en hauteur, ne dissimulent rien du dispositif théâtral. Conçue par les étudiants de l’École des Arts Décoratifs, (Xavi Ambroise, Martin Huot, Violette Rivière), elle en exalte la vitalité. Fumigènes et roulements de tambour accompagnent l’avancée de la mort annoncée. Tandis que les extraits musicaux, des sonorités grecques au tube The House of the rising sun du groupe The Animals, cultivent sans émoi l’anachronisme.
Une troupe éclatante et complice
Portrait de famille repose notamment sur l’enthousiasme et le talent de quatorze jeunes comédiennes et comédiens de la promotion 2023 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Impossible de ne pas tous les citer Cindy Almeida de Brito, Walid Caïd, Elena El Ghaoui, Rodolphe Fichera, Mohamed Guerbi, Olek Guillaume, Marine Gramond, Olivia Jubin, Sébastien Lefebvre, Manon Leguay, Arthur Louis-Calixte, Aristote Luyindula, Alexandre Patlajean, Marcel Yildiz, tant le plaisir de jouer les anime à égale hauteur.
La troupe investit le plateau comme la salle. Les frontières avec le public sont volontairement brisées, par le jeu comme par la lumière. Celle-ci convoquant l’assemblée théâtrale dans une orchestra contemporaine. À l’image d’une réunion familiale, le spectacle tourne parfois au règlement de comptes mythologique. La galerie des horreurs devient alors un miroir grinçant du présent, où la confusion des générations se double d’un chaos politique et existentiel.
Chacun incarne tour à tour héros, chœur, dieu ou simple spectateur de la folie familiale. Marie Gramond campe ainsi une Clytemnestre d’une rare densité. Avec une élégance saisissante, la comédienne soutient le grivois, comme le déchirement ou la fureur les plus extrêmes. Cindy Almeida de Brito, vue dans Histoire d’un cid mis en scène par Jean Bellorini, confirme son talent. La vivacité facétieuse de Sébatien Lefebvre irrigue les nombreux personnages qu’il incarne. Quant à Mohamed Guerby, son jeu décalé ou outré, est un pur bonheur. Qu’il interprète un général grec, Érope, ou un benêt dans la parodie finale, qui n’est pas sans rappeler celle du Songe d’un nuit d’été.
Les failles du monde
Derrière les effets comiques et les fulgurances visuelles, Portrait de famille affirme une lucidité politique saisissante. Car la fête théâtrale, chez Jean-François Sivadier, n’est jamais innocente. Elle révèle, par le rire et le jeu, les strates profondes de la violence humaine. Le sacrifice d’Iphigénie bouleverse, la folie d’Oreste effraie, la clairvoyance de Cassandre glace. Le texte, souvent nourri d’improvisations, ne craint pas l’anachronisme, ni la satire : il évoque sans détours les mensonges d’État, la fabrique des guerres, la déresponsabilisation collective.
Ce n’est donc pas seulement le destin des Atrides qui se rejoue, mais bien celui d’une humanité contemporaine, engluée dans des cycles de violence et de vengeance qu’elle feint de ne pas voir. À l’heure où les conflits se multiplient et où la mémoire semble vaciller, ce théâtre de la dérision et de la tragédie, porté par une génération montante, réaffirme avec éclat l’urgence de penser par le jeu, et de faire du théâtre un lieu de lucidité joyeuse.
Portrait de famille de Jean-François Sivadier est un spectacle foisonnant, généreux, qui embrasse le chaos du monde avec humour et gravité, et rappelle que le théâtre, lorsqu’il est aussi vivant, reste l’un des endroits précieux où l’on peut encore regarder l’Histoire droit dans les yeux.
Les LM de M La Scène : LMMMMM
Portrait de famille
Une histoire des Atrides
19 – 29 juin 2025
Texte et mise en scène : Jean-François Sivadier
Collaboration artistique : Rachid Zanouda
>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>Avec : une partie de la promotion 23 du CNSAD – PSL : Cindy Almeida de Brito, Walid Caïd, Elena El Ghaoui, Rodolphe Fichera, Mohamed Guerbi, Olek Guillaume, Marine Gramond, Olivia Jubin, Sébastien Lefebvre, Manon Leguay, Arthur Louis-Calixte, Aristote Luyindula, Alexandre Patlajean, Marcel Yildiz
>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>Lumières : Jean-Jacques Beaudouin
Scénographie : Étudiants en 4e année à l’École des Arts Décoratifs de Paris – Xavi Ambroise, Martin Huot, Violette Rivière
Costumes : Valérie Montagu
Son : Jean-Louis Imbert
Régie générale et régie son : Jean-Louis Imbert
Régie lumière : Jean-Jacques Beaudouin
Régie plateau : Marion Le Roy
Habillage : Yann Pagès
Administration et diffusion : François Le Pillouër
Intéressé.e.s par une autre critique récente de de M La Scène ? Celle-ci pourrait vous intéresser : Critique La Seconde surprise de l’amour mise en scène Alain Françon.