Au Théâtre de la Tempête, Delphine Hecquet interroge un phénomène tabou au Japon, Les Évaporés, ces êtres qui décident un jour de disparaître aux yeux de leurs proches. Dissous dans l’anonymat de la foule, ne reste que l’empreinte du chagrin pour ceux qui restent.
Les présences fantomatiques du chagrin
Chaque année, au Japon, plus de cent mille personnes s’évaporent. Licenciement, échecs, malaise social, conflit familial, honte, déshonneur, sont autant de causes qui peuvent nourrir cette aspiration à l’évaporation.
Delphine Hecquet s’empare de cette réalité douloureuse et silencieuse pour écrire un texte, traduit en japonais par Akihito Hirano. L’accent est mis sur ceux qui restent. Comment faire le deuil des êtres chers qui se sont « évaporés » mais qui ne sont pas morts ? Comment vivre, sans cesse, poursuivis par les présences fantomatiques du chagrin ?
Le texte imagine un journaliste français, à Tokyo, qui a décidé de partir à la rencontre de ces familles orphelines de réponses pour les filmer et tenter de comprendre ce phénomène invisible. Au fil de son enquête, il recueille des fragments d’histoires, croise des êtres en errance, prisonniers d’un entre-deux spectral et se heurte lui-même à une réalité qui se dérobe.
Les espaces INACCESSIBLES
Les Évaporés, pièce en japonais surtitré, plonge le spectateur au cœur d’une parole difficile où certains mots ne peuvent se dire. Comment une mère, sans cesse hantée par le fantôme de sa fille évaporée, peut-elle renouer le dialogue quand celle-ci réapparaît après neuf ans de disparition ? Que peut-on dire à son père qui revient après avoir prononcé « je préférerais qu’il soit mort » ?
Pour illustrer l’impossible passerelle entre ceux qui restent et ceux qui ont disparu, la mise en scène de Delphine Hecquet s’appuie sur la scénographie rigoureuse de Victor Melchy. Trois espaces divisent le plateau. Espaces cloisonnés. Ecrans. Panneaux vitrés. Les personnages hantent et traversent les trois espaces. Celui du réel. Images de « Shibuya Crossing » : cinquante-cinq secondes pour traverser, cinquante-cinq secondes pour être happé par la foule et disparaître. Celui de la fiction. Témoignages théâtralisés. Projections fantasmées. Enfin, celui de la perte, de l’impossible retour.
Les trois espaces paraissent inaccessibles. Non poreux. Comme si les trajectoires qu’ils livraient ne pouvaient se rejoindre. A l’instar de l’eau qui s’évapore dont la buée se dépose sur les vitres, les « Johatsu », les « évaporés » en japonais, par leur absence, s’impriment à jamais dans la conscience de ceux qu’ils ont abandonnés. Révéler le chagrin qui ronge est impossible. Le silence, dès lors, devient le seul refuge.
Soutenue par la présence intense de ses comédiens japonais et français, la mise en scène de Delphine Hecquet parvient à rendre palpable l’infinie douleur souterraine de ceux dont le deuil est impossible.
texte et mise en scène Delphine Hecquet
traduction Akihito Hirano
Avec : Hiromi Asai, Yumi Fujitani, Kaori Ito, Akihiro Nishida, Marc Plas, Gen Shimaoka, Kaori Suzuki, Oscar Suzuki Vuillot, Kyoko Takenaka, Tokio Yokoi, Kana Yokomitsu
Au Théâtre de la Tempête, Jusqu’au 23 juin 2019