L M La Règle du jeu mise en scène Christiane Jatahy

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Quels jeux, pour quelle règle?

Christiane Jatahy aime, à n’en pas douter, bousculer les frontières des genres. La Règle du jeu qu’elle monte à la Comédie-Française interroge le lien entre cinéma et théâtre. Réécriture revendiquée du célèbre film de Jean Renoir, sorti en 1939, la pièce épouse son modèle au point d’exacerber la tension entre dissolution et recréation.

Quand le noir se fait dans la salle, le spectateur est face à un écran qui occulte la plateau. Bientôt commence le film, celui tourné, nous fait-on croire par un des personnages Robert ( Jérémy Lopez), qui capte l’arrivée de ses invités, dans sa somptueuse demeure, la Comédie-Française. Il filme les premiers échanges Place Colette, suit ses convives dans le couloir qu’empruntent habituellement les spectateurs, traque leurs expressions et enregistre leurs répliques dans le hall, lors du buffet, face à la billetterie. Puis, la caméra change de main quand le maître de maison doit parler et que l’action se poursuit dans les escaliers et les loges, devenues chambres. Le film, qui reprend à l’identique le scénario de Renoir (arrivée des hôtes au domaine de La Colinière, déguisements en vue de la fête donnée par le marquis), comme la majorité de ses dialogues, dure vingt-six minutes, de l’aveu même de Robert (Jérémy Lopez) un peu plus tard quand l’écran aura laissé place au plateau.

La Règle du jeu
La Règle du jeu Tournage c) Brigitte Enguerand

Jeux de faux semblants, jeux de rôles, jeux avec le réel qui n’est plus que fictions. La règle qui veut qu’un spectateur à la Comédie-Française assiste à une représentation est pervertie. Pendant vingt-six minutes, celui-ci visionne un film interprété par les comédiens de la troupe du « Français », dans la Maison de Molière, devenue, tout à la fois, lieu de tournage et demeure du marquis de La Chesnaye. Le spectateur est à l’extérieur du film et dans le lieu où les actions ont lieu. Il est déjà partie prenante du spectacle. Mais celui-ci a-t-il déjà vraiment commencé? 

Interroger le cinéma par le théâtre

Le cinéma au théâtre. Intéressant sujet d’étude. Des réécritures de films célèbres ont marqué récemment la scène parisienne: Les Damnés par Ivo van Hove, déjà à la Comédie-Française, Festen par Cyril Teste aux Ateliers Berthiers.  A chaque fois, il y avait recréation. Le plateau devenait par la vidéo un espace d’interrogation. Dans Les Damnésles personnages, filmés en continuité, dans leur intimité jusque dans leurs cercueils, ne pouvaient échapper au noir destin qu’ils avaient eux-mêmes forgés. Les caméras filmaient au plus près l’horreur en marche et, en direct, la donnaient à voir au spectateur sur l’écran qui surplombait les espaces volontairement à vue et sans issue. Dans Festen, par la vidéo, l’œil était démultiplié. Le vocabulaire cinématographique, hors champ, plan moyen, gros plan, très gros plan, travelling, était convoqué pour suivre les acteurs dans leurs retranchements les plus intimes. La caméra traquait les faux semblants, donnait à voir les tourments de l’aveu qui se libérait. Elle suivait les couloirs, s’infiltrait derrière les murs, explorait le décor mouvant, les visages, et réinventait même le paysage intérieur des personnages. L’œil du spectateur était sans cesse sollicité. 

Les limites du jeu

La Règle du jeu de Christiane Jatahy pose les limites d’une réécriture sans enjeu profond de recréation. Pourquoi avoir choisi de monter, « remonter », le film de Renoir ? La réalisatrice/ metteure en scène répond par l’ancrage théâtral revendiqué par le cinéaste et la genèse du film: Marivaux, Musset, et le chassé-croisé amoureux qui s’achève tragiquement. Pourtant, La Règle du jeu de Jean Renoir, est encore admirée aujourd’hui pour ses partis pris cinématographiques, notamment, la profondeur de champ qui sépare l’image première, à laquelle on pourrait adhérer de celle, éloignée, qui la contredit. Procédé qui permettait de révéler les hypocrisies de la société aristocratique d’avant-guerre, prisonnière du jeu mondain, et prête à excuser le meurtre. 

Finalement, ce sont les parties filmées par Christiane Jatahy qui présentent le plus d’intérêt (comme nous l’avons dit précédemment). Les prises de vues tournées dans le lieu même de la représentation et montées en amont. Car, sur le plateau, malgré l’engagement des acteurs et leur naturel saisissant ( Jérôme Pouly, Elsa Poivre, Suliane Brahim, Julie Sicard, Jérémy Lopez, Laurent Lafitte, Serge Bagdassarian, truculent à souhait), l’ensemble manque de matière. On fait chanter le public ( beaucoup – trop?), on lui fait balancer les bras, on lui demande de choisir si un personnage doit quitter la scène, on utilise l’avant-scène comme si le sens des déplacements avait été sacrifié. Quant à la vidéo, elle est souvent peu convaincante, voire superficielle. Un drone sur scène. Dans quel but? Uniquement, créer une image choc, bouche ouverte, tête renversée? Là encore, son utilisation ne prendra sens que dans l’image finale tournée, en extérieur, place Colette, lorsque les invités rentreront au théâtre, laissant le corps abandonné de l’homme assassiné sur le pavé, et que le drone en s’élevant dans la nuit, lui niera définitivement toute matérialité humaine.

Il est dommage que le jeu sur le plateau ne parviennent pas à se régler aussi bien que celui sur pellicule. Le tracé aurait été alors réussi.

https://www.comedie-francaise.fr/

http://mlascene-blog-theatre.fr/festen-cyril-teste/

http://mlascene-blog-theatre.fr/damnes-ivo-van-hove/

 

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