Critique Le Malade imaginaire

mise en scène Tigran Mekhitarian

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le malade imaginaire

Au Théâtre du Chêne noir, sous la houlette nerveuse de Tigran Mekhitarian, Le Malade Imaginaire devient une comédie féroce, à la fois drôle et dérangeante. Derrière les éclats de rire, une mélancolie sourde affleure, révélant un Argan en proie aux démons très actuels d’un monde en crise.

Le Malade imaginaire : une comédie sous tension

Sous la direction incisive de Tigran Mekhitarian, Le Malade Imaginaire de Molière prend des allures de manifeste intime. Plus qu’un simple dépoussiérage du dernier texte de Molière, cette relecture fiévreuse sonde les tréfonds d’un Argan rongé de l’intérieur, non par les maladies imaginaires mais par une détresse bien réelle, celle d’un homme contemporain en crise. Oubliée l’hypocondrie bonhomme. Place à un burn-out moderne, à un effondrement qui éclaire d’une lumière crue la solitude, la peur de mourir ou de vivre. Assis, en slip, sur les toilettes, ordinateur portable sur les genoux, Argan entouré d’hommes cagoulés, s’apparente à un chef de gang peu reluisant. Dans une salle de bains étroite, transformée en cellule mentale, où s’amoncellent flacons, pilules et antidépresseurs, il semble perdu, désabusé. Il parle seul, le regard hagard.

L’entrée du public se fait accompagner des coups de la batterie présente sur le plateau. Plus tard, Cléante, sous les traits du maître de musique, accomplira aussi un solo puissant sur l’instrument. Parallèlement, une jeune femme entame une chanson mélancolique à la guitare. Pourtant, ce n’est pas dans l’esbroufe sonore que Tigran Mekhitarian réactualise Molière, mais dans un jeu d’anachronismes maîtrisés, un télescopage subtil entre texte classique et gestes ultra-contemporains.

Le metteur en scène-acteur, déjà salué pour ses adaptations de Don Juan ou L’Avare, semble ici concentrer toute son énergie à faire dialoguer la langue du XVIIe siècle avec l’urgence du présent. Le texte d’origine est conservé presque à la lettre, ce qui rend d’autant plus saisissant l’effet de contemporanéité. C’est dans l’interprétation, dans la mise en corps et en décor, que la rupture se joue. L’univers domestique devient terrain de lutte, et la comédie-ballet, une fable urbaine à la fois rageuse où s’entend la vulnérabilité des êtres;

Un pari audacieux

Tigran Mekhitarian insuffle une tension dramatique rare à cette pièce souvent abordée comme farce. Son Argan ne joue pas à être malade. Il l’est, profondément, et la mécanique familiale autour de lui se révèle alors sous un jour bien plus sombre. La tyrannie paternelle, l’hystérie médicale, la dépossession des corps féminins, tout cela est là, intact, mais exacerbé par un prisme contemporain. Les figures féminines, notamment Angélique et Toinette, brillamment incarnées, prennent une ampleur nouvelle. L’une incarne une révolte lucide, l’autre une résistance active. Quant à Cléante, le prétendant musicien, il incarne une jeunesse en quête de sens, entre chant, danse et dérapage contrôlé, dans un rap impromptu aussi drôle que percutant.

Certes, tout n’est pas égal dans la distribution et certaines séquences flirtent parfois avec la démonstration. Mais l’ensemble tient par la force d’une vision. En assumant une lecture existentielle et presque tragique d’un Molière en apparence comique, Tigran Mekhitarian réussit un pari audacieux, rendre à cette pièce son inquiétante étrangeté. Dans un monde saturé d’écrans, de prescriptions virtuelles et de rapports de domination, Le Malade Imaginaire redevient un miroir à peine déformant. Argan ne désire qu’être aimé et entouré. Fût-ce au prix d’aveuglement, de mensonges et de violence. Sa mort factice, expérimentée néanmoins réellement sur le plateau, lui offre le moyen de renaître meilleur et d’endosser un costume plus aimable.

Avec une audace maîtrisée, Tigran Mekhitarian transforme la farce en fable contemporaine, drôle et troublante, où Molière retrouve toute sa puissance subversive.

Les M de M La Scène : MMMMM

 

Le Malade imaginaire

Au Théâtre du Chêne noir

Mise en scène et adaptation Tigran Mekhitarian

Distribution : Cédric Welsh, Anne Coutureau, Isabelle Gardien ou Brigitte Guedj, Sébastien Gorski, Camila Halima Filali ou Mélanie Ferrara, L’Éclatante Marine, Tigran Mekhitarian, Étienne Paliniewicz

Direction artistique La Compagnie de l’Illustre Théâtre

Assistance à la mise en scène Lucie Baumann

Création sonore et musique Sébastien Gorski

Chorégraphies Camila Halima Filali

Lumières Denis Koransky

Scénographie Georges Vauraz

Costumes Axel Boursier

Création vidéo Jérémy Vissio

Régie générale : Guillaume Rouchet


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