Critique Othello

Mise en scène Jean-François Sivadier

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A l’Odéon, Jean-François Sivadier livre une version vitaminée de la tragédie Othello de Shakespeare. Qui n’a jamais vu jouer Nicolas Bouchaud doit s’y précipiter. ( Découvrir l’interview de Jean-François Sivadier au théâtre de l’Odéon, devant les caméras de M La Scène).

Critique othello siivadier

Iago en maître du jeu

Tragédie shakespearienne du début du XVIe siècle, Othello, met en scène un esclave, un Maure, devenu général au service de la République de Venise. Ce, désormais, citoyen de la prestigieuse cité des Doges vient d’épouser Desdémone, la fille d’un notable. Pressé d’aller combattre les Turcs qui menacent Chypre de leur flotte, Othello part défendre les intérêts vénitiens. Sur cette terre étrangère, victime des manœuvres perfides de Iago, Othello cède à l’aveuglement le plus fatal et tue la femme qu’il aimait avant de se suicider. 

La mise en scène de Jean-François Sivadier met en lumière la figure centrale de Iago. Incarné par Nicolas Bouchaud, extraordinaire de vitalité et de roublardise, le personnage domine le plateau. Son âme noire, tourmentée, se délecte de ses démoniaques entreprises et s’expose sans pudeur au grand jour. Iago ne quitte pas le public des yeux. Totalement transparent, il associe le spectateur à son projet de destruction et semble jubiler de l’amener à s’en amuser.

Clin d’oeil irrésistible, à un moment, Nicolas Bouchaud s’assoit en avant-scène, face public, comme s’il était en thérapie. Les spectateurs deviennent les confidents de ses doutes premiers et sont placés en position de thérapeutes. Un peu plus tard, Iago endosse négligemment le rôle de psychologue face à Roderigo (hilarant Gulliver Hecq), tout en mangeant des spaghettis.

Jusqu’à l’image finale, Iago est « lhomme qui toujours nie » , LHomme qui rit. Nicolas Bouchaud nous regarde alors le visage grimé comme celui du Joker, personnage de Marvel inspiré du roman de Victor Hugo. C’est l’homme mutilé au rire permanent qui nous toise. Farce et tragédie se mêlent dans une dernière bravade.

Othello : les deux visages d’un déclassement

Le rire est un choix manifeste de la mise en scène de Jean-François Sivadier. Mais, celle-ci questionne également la complexité des liens entre Iago ( Nicolas Bouchaud) et Othello (remarquable Adama Diop). Loin d’être juste l’affrontement entre un traître et un homme de bien, elle révèle la sourde emprise de l’un sur l’autre. Il semble que si Iago parvienne à se faire si aisément entendre, c’est qu’il parle aussi la langue de ceux qui manquent de considération. Car, Othello, le Maure, le héros, que Venise envoie combattre les Turcs, reste aux yeux de la République des Doges, un barbare que sa peau noire trahit.

Cette proximité entre ces deux personnages en quête de reconnaissance est subtilement soulignée lorsque les deux acteurs, face public, l’un à côté de l’autre, reprennent, répètent les mêmes répliques puis finissent à interchanger leurs propos. Les deux déclassés, l’ancien esclave et l’enseigne, le domestique, se comprennent. Leurs destins sont liés. Othello ne met pas en doute la trahison de Desdémone ( parfaite Emilie Lehuraux) parce que, secrètement, il ne se sent pas digne d’en être aimé.

Othello finit par ressembler au portrait que l’on faisait de lui. Le « démon »  frappe, humilie et tue celle qui le chérissait. Parallèlement, Iago démasqué entre dans le clan des suppôts « de Satan » . Les deux âmes damnées, qu’elles soient noires ou blanches, sont vouées au même sort, une mort infâme.

Desdémone et Emilia

La scénographie évoque un monde en mutation qui à tout moment peut basculer. De grandes bâches de plastique, des panneaux de bois ajourés, des plateformes suspendues par des filins, construisent l’image d’un univers mouvant où la fausse transparence cache le mensonge. Eclairé par les belles lumières conçues par Philippe Berthomé et Jean-Jacques Beaudouin, le décor se pare de lueurs mordorées ou argentées. Le chaud et le froid se succèdent, jusqu’au meurtre de Desdémone qui emprisonne le couple dans une lumière glacée.

Jean-François Sivadier dit s’être refusé à faire de Desdémone « une blanche colombe » . De fait, le metteur en scène place Emilie Lehuraux au centre du plateau. Debout, pieds nus sur une large toile, linceul que d’autres vont déployer, elle chantonne face public, cigarette à la  main, « Déshabillez-moi  » rendu célèbre par Juliette Gréco. La jeune femme affirme sa sensualité et campe sa volonté de se défendre face à son mari et accusateur. La jeune actrice est lumineuse.

C’est à une autre femme à qui revient la charge de dénoncer les coupables, leurs égarements et leurs mensonges. Jisca Kalvanda incarne l’épouse méprisée de Iago. Dans la scène finale, elle porte haut la parole de vérité, lui conférant une modernité aiguë. « La vérité veut sortir, elle veut sortir.- Que je me taise ! monsieur, non, non, je parlerai, libre comme l’air. Quand le ciel, les hommes, les démons, quand tous devraient crier ensemble honte sur moi, je parlerai.  » Cette prise de parole féminine résonne bien évidemment au-delà du plateau. 


Othello, mis en scène par Jean-François Sivadier, est une incontestable réussite. Inventif, décomplexé, soigné, porté par des comédiens parfaitement dirigés, le spectacle donne au texte de Shakespeare une vitalité jubilatoire.

Les LM de M La Scène : LMMMMM


Othello

Odéon-Théâtre de l’Europe

18 mars – 22 avril

de William Shakespeare
mise en scène Jean-François Sivadier
création 2022

avec Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda, Émilie Lehuraux

texte français Jean-Michel Déprats

collaboration artistique Nicolas Bouchaud Véronique Timsit

scénographie Jean-François Sivadier Christian Tirole Virginie Gervaise

lumière Philippe Berthomé Jean-Jacques Beaudouin

costumes Virginie Gervaise

son Ève-Anne Joalland

accessoires Julien Le Moal

assistante à la mise en scène Véronique Timsit


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Après la représentation ... les entretiens de M La Scène : Jean-François Sivadier metteur en scène d'Othello

Interview de Jean-François Sivadier par Marie-Laure Barbaud, rédactrice en cheffe de M La Scène, le 7 avril 2023.

M La Scène : « Bonjour Jean-François Sivadier, nous sommes au théâtre de l’Odéon où vous présentez Othello que vous avez mis en scène. Vous aviez il y a quelques années monté le roi Lear en Avignon dans la cour d’honneur du Palais des Papes, pourquoi avoir eu envie de revenir à Shakespeare à travers cette pièce Othello » ?

Jean-François Sivadier : « Othello est totalement différent du roi Lear. La forme de la pièce m’intéressait parce qu’on a l’impression que, pour la première fois, Shakespeare débarrasse son théâtre de tout ce qui en fait habituellement l’architecture. Ce n’est pas une grande pièce épique, même s’il y a toujours de l’épique dans Shakespeare. Ce n’est pas une grande pièce politique, il n’y a pas de grande guerre de territoires et il n’y a pas non plus une multiplication des intrigues, des travestissements de lieux, du temps, etc. C’est une pièce très intimiste qui m’a toujours fait penser à Ice Watch de Kubrick, qui réalise des grandes fresques tout au long de sa vie et, dans son dernier film, concentre toute l’action sur l’histoire d’un couple, une histoire de jalousie dans un décor très réduit, avec très peu de personnages. Et au fond, dans Othello comme chez Kubrick, on retrouve tout ce qui fait l’essence du théâtre de Shakespeare, et particulièrement la naissance et l’exercice du mal. Peut-être le mal, en tant que tel, n’a jamais été exposé plus clairement, de façon aussi brutale et aussi pure que dans le personnage de Iago, puisque Iago n’a besoin d’aucun vrai motif pour détruire le monde autour de lui et particulièrement Othello ».

M La Scène : « C’est vrai qu’on réduit souvent au Othello à cette tragédie de la jalousie, mais est-ce que vous seriez d’accord pour dire qu’il n’y a pas que ça, que ça va au-delà de juste Othello qui serait jaloux voilà, on a l’impression quand on voit votre mise en scène qu’il y a d’autres thématiques qui sont à l’œuvre »

Jean-François Sivadier : « Oui, de toutes façons, à mon avis, Shakespeare parle avant tout dans toutes ses pièces du théâtre, et puis c’est toujours difficile de réduire ces pièces en disant par exemple qu’Hamlet est la grande tragédie de la vengeance, le Roi Lear serait la tragédie de la paternité et Othello, la grande tragédie de la jalousie. Il y a énormément de thèmes qui se déclinent dans Othello. Le thème de la jalousie y est central, mais au fond c’est vraiment une pièce sur l’emprise et toutes les formes d’emprise, l’emprise du discours amoureux, l’emprise du discours politique et puis l’emprise extraordinaire que Iago opère sur Othello, et c’est pour ça que c’est peut-être une pièce qui parle vraiment du théâtre, avec uniquement des mots. Il n’y a pas d’armes dans Othello ou très peu. Dans Othello, par contre, les mots peuvent tuer, c’est-à-dire qu’on a vraiment un peu comme un pacte faustien, quelque chose de très violent et qui a vraiment un rapport avec l’inconscient, qui lie Othello et Iago. Et Iago va détruire Othello simplement avec déclinaison particulière de la syntaxe, du vocabulaire, des silences ».

M La Scène : « On a vraiment l’impression que c’est Iago le maître du jeu, avec tous les sens que ça peut avoir, et vous avez confié ce rôle à un acteur avec qui vous avez un long compagnonnage, Nicolas Bouchaud, qui est, je trouve, véritablement extraordinaire dans ce rôle. Êtes-vous encore surpris à certains moments par la performance de cet acteur ? »

Jean-François Sivadier : « Oui sinon je ne pense pas que notre collaboration durerait, enfin si peut-être par amitié, mais effectivement c’est un acteur qui continue à me surprendre, à m’étonner, à me faire rire et à développer sur le plateau une puissance vraiment particulière, une poésie extraordinaire. Alors là, évidemment, ce qui est fascinant avec Iago, c’est qu’il est extrêmement sympathique et c’est un acteur qui suscite une certaine empathie de la part du public. Quand on a des grands méchants comme Richard 3 où Iago, on a plutôt intérêt à trouver des acteurs qui dégagent cette forme de sympathie parce que, c’est d’autant plus cruel »

M La Scène : « Dans votre mise en scène aussi, j’ai trouvé qu’il y avait énormément d’adresses publiques, de complicité avec le public, il y a un moment qui personnellement m’a fait beaucoup rire, quand Iago est en avant-scène. On a l’impression que le public devient quasiment son thérapeute quand il commence à expliquer ses motivations. On trouve souvent ce choix de d’adresses publiques, cette complicité qui je pense était voulue. »

Jean-François Sivadier : « Je pense qu’elle a été voulue par Shakespeare c’est-à-dire que les pièces de Shakespeare à mon avis trouvent vraiment leur force dans leur rapport avec le public dans le fait qu’elles étaient écrites pour installer une relation extrêmement particulière avec les spectateurs pour provoquer une sorte d’interaction pour susciter leur esprit critique dans la perspective de les rendre vraiment acteur de la pièce. Alors effectivement, c’est une chose qui me ressemble pas mal et qu’on a vraiment accentué mais, de fait, il y a beaucoup de moments dans la pièce où Iago est seul et qu’il parle à son interlocuteur privilégié qui est quand même le public. Il est complètement transparent. D’ailleurs, il expose son plan de façon tout à fait explicite. Ce qui est incroyable, c’est comment Shakespeare arrive à rendre le public d’abord spectateur du phénomène Iago, et puis bientôt ses complices, puisqu’ils entendent des horreurs sur l’humanité en général et sur Othello en particulier, sans pouvoir réagir parce qu’ils sont au théâtre. Donc ils ont déjà compris que Desdemon est condamnée, que Cassio va se faire casser la figure, etc. Et donc, quand othello arrive et que lui n’est pas au courant de cette chose-là, c’est pratiquement comme un guignol, c’est à dire que le public a une longueur d’avance sur Othello ».

M La Scène : « Vous avez choisi Adama Diop avec lequel vous n’aviez jamais travaillé je crois. Donc, vous avez un petit peu un esprit de troupe ? »

Jean-François Sivadier : « Effectivement, on a cet état d’esprit, sans être vraiment une troupe. On est une espèce de famille à géométrie variable. Nous avons accueilli pas seulement Adam, mais aussi la jeune comédienne qui fait Desdémone, celle qui joue Emilia et le comédien qui interprète Rodrigo. Je n’avais jamais travaillé avec eux. C’est une façon d’élargir la famille et aussi notre vocabulaire commun en accueillant ces acteurs et ça s’est très bien passé. C’est très important de travailler avec des acteurs régulièrement, mais aussi d’en accueillir de nouveaux pour enrichir notre palette. »

M La Scène : « Vous parliez justement de cette jeune actrice qui interprète Desdémone. Là-aussi, il y a eu un choix de mise en scène fort puisqu’on a l’habitude de représenter Desdémone en jeune fille fragile et pure et, vous, vous la montrez sur scène extrêmement sensuelle, charnelle et moderne. On la voit pieds nus, une cigarette à la main. Quand elle regarde le public, on a l’impression qu’elle sait où elle va. Vous en faites vraiment un portrait extrêmement moderne ».

Jean-François Sivadier : « Oui, je ne sais pas d’où est venue cette idée que Desdémone parce qu’elle est folle amoureuse d’Othello devrait être complètement innocente, si ce n’est limite idiote dans certaines mises en scène tout au moins extrêmement naïve. Nous, on a vraiment voulu renforcer la modernité de la représentation et en faire une jeune femme d’aujourd’hui. Pour moi, c’est peut-être le personnage le plus intelligent de la pièce d’ailleurs, une jeune femme d’aujourd’hui. Une personne qui se trouve emprisonnée dans un discours et dans un piège dont elle n’arrive pas à se défaire et dont elle essaie de se dégager comme aujourd’hui quelqu’un pourrait le faire. L’actualité malheureusement nous montre que c’est souvent le cas. C’est incroyable comment Shakespeare arrive en 1603 à expliquer théâtralement, à montrer les mécanismes qui conduisent à ce féminicide. A plein de reprises, Emilia la femme de Iago, dit à Desdémone de quitter cet homme qui est fou et va lui faire du mal. Elle répond qu’elle lui pardonne tout, même quand il est odieux avec elle. Elle dit lui pardonner et être consciente qu’elle l’aime plus qu’il ne l’aime. C’est extraordinairement décrit. »

M La Scène : « Il y a un mélange voulu de clins d’œil extrêmement modernes par les chansons, par la dernière image aussi qui est une dernière bravade avec ce visage de joker qui nous regarde donc et puis le début de la pièce aussi je pense avec ce dialogue très joli entre Othello et Desdémone. Lui qui essaye de lui apprendre sa langue. Ce sont des choses qui sont rajoutées et qui apportent véritablement une humanité je trouve »

Jean-François Sivadier : « Oui tout à fait. Comme disait Jan Kott, Shakespeare est intemporel, mais il faut l’aider aussi un petit peu parce ce n’est pas une volonté de rendre la pièce plus contemporaine, c’est simplement une façon de la rendre vivante et de nous amuser à penser qu’elle pourrait être écrite aujourd’hui, ce qui est faux évidemment. Telle qu’on la joue, elle semble réinventée par les acteurs tous les soirs après le début du spectacle. C’est toujours un peu pour moi une obsession de pouvoir prendre le spectateur dans l’état où il est quand il rentre dans le théâtre. Peut-être qu’il n’a pas envie d’être là, peut-être qu’il est fatigué de sa journée et créer une espèce de sas comme pour le prendre par la main et l’emmener doucement vers Shakespeare. Que la liaison se fasse de façon extrêmement douce et naturelle ».

M La Scène : « C’était réussi. Ce sera ma dernière question, une image m’a interpellée, c’est celle d’Othello qui, à la fin, se peint le visage en blanc. Quel en est le sens pour vous ? »

Jean-François Sivadier : « Il y a beaucoup de gens qui m’en parlent et interprètent à leur sauce ce geste. ont des théories que j’avais pas du tout imaginées. En fait, c’est une idée de  Véronique Timsit, mon assistante, qui a trouvé une photo d’un homme noir qui avait ce masque qui, en réalité, représente une tête de mort. Alors évidemment, il y a la couleur blanche qui prête à toutes les interprétations possibles, mais c’est surtout parti du fait que je voulais qu’il se prépare à la fin comme pour un sacrifice, puisqu’en fait le grand problème de la fin, c’est qu’Othello veut faire un sacrifice en tuant sa femme, il va simplement commettre un meurtre passionnel complètement sordide. Je voulais donc qu’il y ait cette idée de préparation physique à une sorte de rituel. Beaucoup de gens ont extrapolé sur le visage blanc de l’homme noir qui devient blanc au moment où il va tuer sa femme. C’est quelque chose qui est venue un peu de manière poétique et qui évidemment interroge ».

M La Scène : « C’est effectivement le propre du théâtre de poser des questions, et c’est réussi. Je vous remercie beaucoup Jean-François sivadier et rappelle que la pièce Othello se joue à l’Odéon jusqu’au 22 avril avant de partir en tournée ».

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